пыльные дьяволы : les diables de poussière


Article de Jean-Louis Cordonnier pour la revue Dialogue,
reproduit ici avec l’aimable autorisation de la revue

Un détour par les langues, un raccourci conceptuel.

Lorsque mes élèves sont confrontés à un document et à une question, leur attitude, résultat d’un conditionnement bien ancré, c’est de chercher la réponse dans le texte. Non, pas la réponse, mais la phrase qui contient, ou qui devrait contenir la réponse. Puis de la recopier consciencieusement sur la feuille.

Autrement dit, au lieu de chercher quel est le sens, c’est à dire de “s’approprier” la réponse, de la faire vraiment sienne, beaucoup d’élèves donnent un gage au professeur. La question servant d’abord à être évalué, sous-entendu noté, il suffirait de donner une apparence. Repérer la phrase qui alluse vaguement dans le sens de la question posée, trouver le passage qui devrait contenter le professeur et rapporter la bonification escomptée. L’élève-automate, bien conditionné par des milliers de contrôles déjà subis adopte le profil pour lequel il a été dressé. Mais où est donc passé l’apprentissage qui reste encore, un peu, le but de la présence des élèves à l’école (à moins que ce ne soit que pour justifier ma présence !) ?

Deux démarches classiques du GFEN mettent en travail le rapport aux questions, et souvent elles sont animées en parallèles ou successivement pour en faire ressortir l’unité. Je veux parler de problème sans question et lecture avec questions préalables (dite aussi “la mise à mort” ). Je voudrais décrire ici un autre truc (c’est plus, pour l’instant, une utilisation sauvage, une sorte d’atelier, qu’une démarche en bonne et due forme)

Mon projet global était de faire travailler les élèves de seconde sur les différentes planètes du système solaire pour qu’ils comprennent comment on peut savoir quelque chose à propos de ces objets éloignés, à travers quelques photos, quelques mesures difficilement acquises ; bien que les scientifiques aient peu de données, comparativement aux objets terrestres, ils ont pu en titrer de nombreux renseignements quant à la signification qu’on peut leur attribuer. Le travail de ce cours-là concernait la présence d’eau dans le sol de Mars. Je leur ai donc posé la question suivante :

Les sondes Spirit et Opportunity se sont posées dans le cratère Gusev. C’est un cratère de Mars que l’on suspecte d’avoir contenu un lac, il pourrait y avoir encore de l’eau dans le sous -sol ; de la vie peut-être, même. Voilà donc quel est le but de ces deux missions. Qu’ont-elles trouvé ?

Les documents fournis, collectés sur internet étaient en hollandais, roumain, italien, catalan, danois, portugais, allemand et russe, soit des langues non étudiées par eux (sauf l’allemand et le catalan, mais j’ai précisé que les élèves qui étudiaient ces langues au lycée devaient impérativement choisir un autre document).

Devant ces textes incompréhensibles, venus d’un autre monde, les élèves ont du se construire des stratégies (avec quelques coups de pouce de ma part, j’avoue) : ils s’interrogent sur ce qu’on aurait pu trouver, ils anticipent sur les résultats possibles de cette mission. À partir de ce qu’ils ont vu, au premier contact du texte, et de ce qu’ils supposent de cette langue, ils cherchent quelles sont les bribes de texte qui pourraient confirmer ou infirmer leurs hypothèses ; un des indices qu’ils ont imaginé de chercher était le mot eau ; les élèves ont retrouvé collectivement que Wasser, aqua, aigua, water, leur étaient connus ; ils ont cherché aussi si les mots humidité, le mot, hydro- se trouvaient dans les texte ; à vous de chercher… :

“Spirit” soll nach Spuren von ehemals eventuell vorhandenem Wasser suchen und die Landestelle geologisch erkunden. Die hohen Sulfatgehalte gehen überwiegend auf Sulfatsalze zurück, und das Mössbauer-Spektrometer wies in allen Proben das Eisensulfat Jarosit nach – ein weiterer Hinweis auf eine feuchte Vergangenheit jener Region. Außerdem zeigten sich in den Sedimenten teilweise Kreuzschichtungen, also Bereiche, in denen die einzelnen Lagen aus verschiedenen Richtungen herantransportiert wurden.

En el camí es trobà un roc on detectà la presència d’hematite (Fe2O3), un mineral que habitualment requereix un flux d’aigua per la seva formació. Un altre cràter d’interès fou Eagle, on l’Opportunity es trobà una superfície que s’havia format en condicions d’alta humitat. Ara, a Endurance, l’Opportunity troba unes estratificacions que també indicarien una formació en condicions humides.

Deze krater met een diameter van 130m en een diepte van 20m is een goede plaats om de diepere grondlagen van Mars te onderzoeken. Ook hebben de rovers al vele sporen gevonden van water. Wetenschappers hebben een watermineraal geïdentificeerd genaamd goethite in een rots dat de NASA Mars rover Spirit heeft onderzocht in de ‘Columbia Hills’. Dit is een van de zekerste bewijzen dat er ooit water op Mars is geweest.

Spektum fra Mössbauer spektrometeret ombord i Spirit av steinen “Clovis”i Columbia Hills. Spekteret viser at steinen inneholder et mineral som kalles Goethite. Dette er et mineral som inneholder vann i form av hydroksyl som en del av strukturen.

Din analiza acestor “imagini” în infraroşu spectrometrul poate citi compoziţia minerală a rocilor marţiene. Deja au apărut primele urme de minerale care conţin carbonaţi. Iar carbonaţii se formează în prezenţa apei. Înseamnă asta că există apă pe Marte? Nu neapărat. O cantitate mică de carbonaţi ar putea fi explicabilă prin interacţiunea cu vapori de apă din atmosfera marţiană.

La cosa veramente divertente accaduta questa settimana sono stati i filmati dei dust devil [ndt: turbini di sabbia] ripresi da Spirit.. sono davvero sorprendenti. Sono grandi sui dieci metri di diametro e si muovono sulla superficie di marte ad una buona velocità.

Puisque comme les élèves, vous avez eu le courage de lire, vous avez remarqué qu’à côté de l’eau, il y a des noms de minéraux, et des indications sur leur composition chimique. La discussion s’est alors engagée sur ce que ces autres indices pouvaient prouver. On retourne aux textes en cherchant si dans les autres langues on n’aurait pas laissé échapper quelques minéraux. Quelques élèves se lancent même à l’assaut du texte russe dont voici deux phrases :

Марсоход Спирит, находящийся в кратере Гусев, внимательно следит за окружающей обстановкой. (…) Сейчас условия на поверхности Марса таковы, что вода в жидком виде там существовать не может – она замерзнет и быстро испарится в холодной и чрезвычайно разреженной атмосфере.

J’aide un peu les élèves : dans la première phrase, il y a Spirit, Gusev, cratère, martien… Ils trouvent alors le sens du dernier mot, non sans fierté.

Ils repèrent progressivement différents éléments qui allongent la liste des arguments en faveur de la présence d’eau. D’autres question naissent : c’est quoi un spectromètre Mossbauer ? Comment se forment les carbonates ? L’eau ça se dit apă dans quelle langue ?

Parti de la question de la présence d’eau, les voilà intrigués par les dust devils. Des diables poussiéreux que l’on parvient à retrouver en russe et qui ont donné le titre de cet article :

Кроме всего прочего, ученые уже предположили, что именно благодаря “пыльным дьяволам” Spirit умудрился избавиться от пыли на своих солнечных батареях

Mars est donc une planète bien étrange. Une planète où la poussière entraînée par les tourbillons rend les communications aléatoires, brouillées. En écrivant cet article même, je me suis rendu compte que dans un premier temps, je m’étais dit qui bien sûr le mot russe ressemblait au mot diable. Mais à y regarder de plus près, дьявол, ça se prononce diavol. Diavolique, non ! Par chance, grâce à un autre tourbillon de vent poussiéreux, l’antenne parabolique de Spirit a été nettoyée ! (sic) Utiliser d’autres langues a d’abord brouillé les élèves. La poussière linguistique rendait le texte plus opaque. Et en même temps, cela obligeait à regarder avec attention. Se demander si ce qu’on comprenait était bien ce qui était présent dans le texte. Dans un texte français, un mot tel que goethite entraîne en général l’érection de quelques mains qui se mettent à clamer : Monsieur, on comprend rien, il y a plein de mots difficiles. Ici, bien sûr, invoquer les mots difficiles était possible ; mais een watermineraal geïdentificeerd genaamd goethite semblait un fragment facile à lire dans un texte plus obscur. Minéral semblait lui aussi presque familier.

Un travail clandestin se déroulait en même temps que la recherche des indices sur l’eau. Essayer de comprendre des mots, se repérer dans le fonctionnement de la langue. Alors que souvent, devant un texte scientifique, les élèves me disent au premier abord : c’est du chinois, voilà que des textes “chinois” leur paraissent beaucoup plus légitimes.

J’ai construit cette situation avec derrière la tête quelques idées issues de lectures :

Le dérangement épistémologique.

Marie Larochelle et Jacques Desautels1 ont fait travailler des étudiant qui devaient résoudre un problème scientifique : un logiciel “L’Énigmatique” simule le comportement de “particules” qui sont parfois déviées quand elles passent derrière un écran. Le parti-pris des auteurs est clairement constructiviste (le savoir scientifique est un savoir construit). Ils y ajoutent un autre aspect qui me semble très fructueux : le savoir scientifique ne se construit bien qu’en même temps qu’une épistémologie de la science ; pour cela il faut que le savoir soit négocié et argumenté. Leur article porte sur l’observation de ces négociations dont une partie importante concerne l’épistémologie (« C’est très difficile de prendre conscience que je fais des relations. Je tire des hypothèses à propos de L’énigmatique et ces hypothèses reposent sur des conceptions profondément ancrées en moi qui font que je n’ai aucune idée du pourquoi c’est comme cela. » « Les autres cours de sciences sont programmés à l’avance. Nous sommes en face d’un plan d’expérience que nous devons suivre à la lettre, si nous vouons arriver aux résultats escomptés. » ) Marie Larochelle et Jacques Désautels soulignent que la construction des seuls savoirs scientifiques peut être une malhonnêteté puisqu’il y a une réintitutionalisation du savoir déjà établi, que la réponse leur sera finalement divulguée, voire imposée. La stratégie des auteurs est donc de faire mener en parallèle la construction du concept scientifique, et tout en même temps une construction épistémologique (comment fonctionne la science, maintenant dans la classe). Le dérangement épistémologique qui amènent les élèves à changer leurs conceptions sur la science passe par leurs interactions.

Dans ce travail avec d’étranges textes étrangers, je me suis resservi de cette idée de dérangement, à ceci près qu’il s’agit ici de s’interroger sur les mots qui servent à dire… la science. Le but lointain qui est visé est aussi celui de se mettre à examiner les textes scientifiques non seulement pour en comprendre le contenu mais aussi pour en scruter les les formes.

La seconde idée directrice tourne autour des échanges nécessaires entre élèves, générés par cette situation de travail.

Les échanges langagiers entre pairs.

Patricia Schneeberger et Corinne Ponce2 examinent les processus de construction des connaissances chez des élèves de cycle 3 qui étudient les graines, en centrant les analyses sur le rôle des interactions langagières. Elles montrent que l’hétérogénéité cognitive au sein d’une classe peut constituer une richesse pour permettre des progrès cognitifs significatifs pour l’ensemble des élèves. Elles observent qu’il existe d’autres modes que le conflit socio-cognitif : des co-constructions de solutions par apports successifs des partenaires sans désaccords. Les auteures soulignent le rôle important de l’enseignante qui par ses questions et ses reformulations, engage les élèves dans un processus de problématisation.

Dans ce travail avec les textes multilingues concernant la planète Mars, les élèves ont des textes différents ; ils ne sont donc pas en conflit d’interprétation ; c’est plutôt que chaque embryon d’avancée vient apporter des indices qui permettent de continuer à travailler son propre texte.

Ces deux articles d’Aster m’ont amené à chercher des situations énigmatiques, où l’avancée vers la solution se ferait un peu comme dans la réalisation à plusieurs d’un puzzle. Les petits fragments issus des différents textes viennent se ranger pour faire un ensemble plus cohérent. Il y a une sorte de nécessité de justifier aux autres qu’on ne les emmène pas sur une fausse piste, donc des interactions argumentées. L’argumentation amène à construire une épistémologie de la formulation en même temps qu’un savoir sur l’eau martienne.

Le passage par les langues étrangères me semblait également important pour la gestion des affects : comment pourvoir les mettre à distance sans les interdire. Dans l’article ci-dessus (PS & CP) je lis en note « qu’Élisabeth Bautier évoque la nécessité de la conversion du « Moi » de l’individu ancré dans le contexte immédiat au « Je » du sujet qui s’approprie des savoirs. Le bon élève serait celui qui sait changer de posture en désimbriquant le sujet de l’expérience et des affects3 ».

Luc, qui est professeur de catalan dans mon lycée m’a transmis un texte de professeurs roumains qui avaient décidé — je crois me souvenir que c’était de un lycée français à l’étranger, mais dont le public était surtout de langue maternelle roumaine — de faire les cours sur la sexualité humaine en français et qui décrivaient comment l’effet de mise à distance créé par la langue rendait plus facile les paroles autour d’un sujet qui touche à l’intime.

Cette distance crée parla langue “étrangère” confère aux mots familiers, un parfum d’étrangeté. Sous leur fine couche de poussière, on les reconnaît, mais ils prennent un aspect inhabituel qui fait qu’on va prendre le temps de les examiner comme si on ne les avaient jamais rencontrés :

Spirit began seeing dust devil activity around the beginning of Mars’spring season. Activity increased as spring continued. In the mid-afternoons as the summer solstice approached, dust devils were a very common occurrence on the floor of Gusev crater.

Cette mise à distance grâce à la langue rejoint une des idée qui a été au fondement de la notion de démarche, crée par Odette et Henri Bassis : la distanciation. Elle consiste à « faire percevoir un objet, un personnage, un processus, et en même temps à le rendre insolite, étrange ».Le but est de pousser le spectateur à « prendre ses distances par rapport à la réalité » :

Une conduite vous parait familière, découvrez la insolite,
Sous le quotidien, décelez l’inexplicable.
Derrière la règle consacrée, discernez l’absurde.
Défiez-vous du moindre geste, fût-il simple en apparence.
N’acceptez pas comme telle la coutume reçue,
Cherchez en la nécessité.
Nous vous en prions instamment, ne dites pas : “ c’est naturel ”
Devant les événements de chaque jour.
À une époque où règne la confusion, où coule le sang,
où on ordonne le désordre,
où l’arbitraire prend force de loi,
où l’humanité se déshumanise…
Ne dites jamais : “ c’est naturel ”
Afin que rien ne passe pour immuable.

Bertold Brecht

Les diables de poussières sont tellement familiers aux martiens qu’ils ne remarquent qu’à peine leurs occurrences dans les après-midi du début de l’été. Mais nous les terriens…

1Aster n° 17 p 13.

2Aster n° 37 p 103

3Bautier Élisabeth (1998). Je ou Moi, apprentissage ou expression ? Cahiers Pédagogiques, 363, 12-14