Au sujet de la langue des singes, Joëlle Cordesse


** Le désir de se dire habite tout diseur

Mille Hagège assassinés !

Pardonnez-moi, Monsieur Hagège, de me servir ainsi de votre nom pour dénoncer le crime. L’homme est de paroles, et l’homme est nié par l’école qui prétend l’éduquer. Nié, castré de tous ses pouvoirs de sujet. Tout homme est doué de langage, donc de la capacité d’apprendre une langue, quelle qu’elle soit. Le tout est de lui fournir les conditions qui lui permettent de – non, qui l’obligent à – mettre en jeu cette capacité. Quelles sont ces conditions ? Tout le contraire de toutes ces entreprises docilisantes qui réduisent la langue à un code sans chair, l’enseignement à un dressage, et conduisent l’élève à se prendre pour un chimpanzé.

Votre livre est serein, Je veux, moi, hurler qu’on défigure tous les jours l’Humanité dans nos classes de langue(s).

La langue, c’est la socialisation, l’invention collective, la complexité d’une recherche conflictuelle, 1e développement sans bornes de l’intelligence de chacun et de tous.

La langue, c’est la création permanente, le glissement infini des sens, le dérapage et le travail des formes. La langue, c’est le pouvoir que je prends sur le monde de le voir aujourd’hui autrement que je ne le voyais hier.

Mais un pouvoir que je ne prends que si je m’autorise à en jouer : à faire violence à la violence que me fait l’ordre social et symbolique des lois de la syntaxe, Les élèves de nos classes sont dressés à se soumettre que se démettre ; ils ne connaissent d’autre loi que celle du maître, autorité qui s’interpose entre eux-mêmes et a chair vivante et mouvante des textes, rapportant tout au connu, rassurant, interdisant de fait découverte, curiosité, audace créatrice.

Pourtant chacune des langues que je parle est Je fruit -défendu, peut-être- de mon rapport intime aux) discours, à da pensée des autres, fruit d’un détournement, d’un vol, d’une effraction, On déforme tout ce qu’on touche pour le faire sien. Alors, à l’école, mieux vaut ne pas toucher du tout.

Mieux vaut attendre que l’on vous dise ce qu’il y a à voir, à remarquer du bout des yeux, à noter du bout du stylo, à répéter du bout des lèvres.

L’acquisition des signes par l’enfant de l’homme entretient avec le développement de l’intelligence et l’invention du monde une relation d’influence réciproque. Médiatrice, la parole confère à l’enfant, en représentation, la maitrise des choses. Les chimpanzés possèdent l’intelligence sensori-motrice, qui leur permet de reconnaitre les objets extérieurs et d’adapter leur comportement à ces objets. Ils peuvent aussi, moyennant éducation, acquérir l’intelligence représentative, c’est-à-dire celle du symbole comme notation différée d’objets “in absentia”.       

Mais l’intelligence conceptuelle, qui est liée à des signes arbitraires, et non à des symboles, paraît n’être qu’humaine. Si un lien de nécessité unit le signe ainsi caractérisé à quelque chose, ce ne peut être qu’aux autres signes à l’intérieur d’une même langue. **

À l‘école, l’important est de respecter. Et la langue se fige entre quatre règles comme entre les quatre planches d’un cercueil.

Chacun le sait, le voit et le constate. Sauf qu’à un moment donné, c’est entre deux institutions qu’il faut choisir. D’un côté 1’Institution scolaire, de l’autre l’institution de la langue. Il est d’ailleurs bien connu qu’on n’apprend bien l’anglais qu’en Angleterre, de même qu’en n‘apprend bien les “niveaux de langue” adéquats à la réussite scolaire qu’en vivant dans la bonne société ! C’est pour cela sans doute que, depuis qu’a été mise à l’honneur, dans l’énoncé des objectifs de l’enseignement des langues étrangères, et dans les modalités des examens, l’acquisition d’une réelle compétence pratique, maints enseignants se dévouent pour assurer des échanges et des voyages, au moins pour ceux dont les parents peuvent payer, et qui montrent leur bonne volonté en obtenant régulièrement de bonnes notes…

Est-il hasardeux d’affirmer qu’ils ont choisi les règles de l’Institution scolaire, et savent pertinemment que dans ce cadre, ils n’obtiendront de leurs élèves que simulacres et pâles reproductions ? On affirme bien, après tout, dans des stages animés par J’Inspection, que le stade de la “production”, qui succède à celui de la simple ‘reproduction, et que l’on situe au niveau de la capacité à opérer un “transfert” d’une situation à une autre, n’est atteint que vers la fin de la troisième, et encore seulement par certains élèves. Comme par hasard.

Le glossophile a-t-il le “don des langues” ? Et ne seraient-ce pas plutôt leurs homologies de structures, par-delà toutes les différences obvies, qui, s’il s’y ajoute la motivation d’un puissant intérêt, suffisent à faciliter les acquisitions successives ? D’où vient cette pulsion, s’il n’est pas illusoire de soumettre à la recherche “explicative” une conduite dont les mobiles relèveraient plutôt de l’enquête analytique ? La réponse du “bon sens” a du moins le mérite de la clarté. Même chez les glossophiles qui paraissent n’aimer les langues que comme des fins en soi, la jubilation collective s’alimente de la quête d’une différence. Sous l’infinie diversité des langues, c’est celle des cultures qui fascine. Les langues appartiennent aux sociétés qui les parlent, et entrent dans la définition de ces sociétés. Pour chaque culture, toute autre est source d’étonnement, que son exotisme éveille l’intérêt ou qu’il suscite la méfiance. L’amoureux des langues est épris d’altérité. Celle des cultures à travers celle des langues. **

Alors, je retourne à mes élèves la question qu’ils se posent, et parfois me posent, quand je leur propose une nouvelle situation de travail insolite, parce que de recherche ou de création, où parce que la production qui en résulte est traitée comme telle, et non comme prétexte à ré-énonciation de la norme et chasse à de criminels écarts :                        À quoi ça sert ? À quoi servent la chasse à l’écart, l’apprentissage de la servilité dans l’utilisation des mots, des règles et des formules toutes faites, les explications de l’enseignant, qui font délaisser le particulier au profit de généralités perçues comme d’évidence ou de pur arbitraire, et qui, dans le meilleur des cas, s’accumulent dans la mémoire sans jamais se rencontrer ?

En fait la langue ne se transmet pas, elle dure et perdure sous la forme d’un processus d’évolution ininterrompu. Les individus ne reçoivent pas en partage une langue prête à l’usage, ils prennent place dans le courant de communication verbale, ou, plus exactement, leur conscience ne sort des limbes et ne s’éveille que grâce à leur immersion dans ce courant. *

Alors, plutôt que de céder aux exigences de l’Institution scolaire comme système de sélection, pourquoi ne pas jouer sur les contradictions de l’Institution elle-même, et choisir de privilégier ses objectifs avoués, non Ses fonctions (trop peu) occultes ?

Tout homme est doué de langage. Tout homme est capable de refaire en accéléré Île chemin parcouru par l’humanité tout entière, chemin qu’il a déjà accompli au moins une fois, en s’apprenant à parler dans sa langue maternelle. Tout homme est capable de prendre sa place dans le “courant continu de communication” qui constitue la réalité tangible de la langue qu’il veut apprendre. Le problème à résoudre pour l’enseignant est d’inscrire sa classe dans ce courant qui la dépasse, et de faire que s’instaure dans la classe même une vie sociale (coopérative) dont l’enjeu et le moteur soient la création d’une société anglophone fictive, Fictive, parce qu’on ne se parle autre qu’en se jouant autre, Et parce que l’appropriation de discours produits par d’autres passe par la construction de personnages de fiction porteurs de ces discours de l’insolite,

Lire et écouter pour parler et écrire, parler et écrire pour lire et écouter… Rencontre active de textes dégustés pour eux-mêmes, pour leur singularité. Pour une rupture, c’est une rupture, que cette véritable ‘relation intersubjective’ qui s’instaure, par-delà le temps et l’espace, entre l’écrivain, le journaliste, l’auteur du document, et l’apprenti-diseur, lecteur pour de bon cette fois dans la mesure où il se conduit lui-même sur les chemins du sens. Relation inter-sujets, qui remplace la mise en relation de deux objets morts par le maître, objet-texte à dépecer, objet-élève à remplir des résultats du dépeçage. Relation à risques ! Lire, c’est risquer de comprendre.

“…toute interaction linguistique en face à face, définitoire de l’espèce humaine en profondeur… Les échanges de paroles à plus de deux (‘plurilogues’) sont inclus dans la notion de dialogue telle qu’on l’entend ici. En tout état de cause, c’est la construction ‘solidaire d’un Sens qui caractérise l’activité des partenaires.” **

Mais qu’est-ce qui s’avère être le véritable noyau de la réalité linguistique ? L’acte de parole individuel – l’énonciation – ou le système de la langue ? Et quel est donc le mode d’existence de la réalité linguistique ? Evolution créatrice ininterrompue ou immuabilité de normes identiques à elles-mêmes ? *

Mais comprendre, c’est aussi s’engager. C’est repérer l’engagement de l’autre, et ses prises de position. C’est vivre l’enjeu pour soi, pour sa vision du monde, de la rencontre avec cet autre qui séduit, heurte, convainc ou emporte une adhésion suspecte… Comment “éviter la paraphrase”, un jour de bac, quand on n’ose pas prendre parti sur un texte, quand on est convaincu, comme le sont la plupart de nos élèves, qu’un texte ne peut qu’être à sens unique, et que la moindre des honnêtetés pour un auteur consiste à pratiquer la plus stricte des “objectivités” ? Comme le formulait récemment une de mes élèves de Terminale, Si on ne prend pas position on se condamne à s’enfermer dans le point de vue de quelqu’un d’autre, l’auteur, et on fait de la paraphrase, ou l’examinateur, et on a du mal à trouver quelque chose à dire !

En séparant la langue de la parole, on sépare du même coup : premièrement ce qui est social de ce qui est individuel ; deuxièmement, ce qui est essentiel de ce qui est accessoire et plus ou moins accidentel. La langue n’est pas fonction du sujet parlant, elle est un produit que l’individu enregistre passivement ; elle ne suppose jamais de préméditation et la réflexion n’y intervient que pour les activités de classement dont il sera question. La parole est au contraire un acte individuel de volonté et d’intelligence dans lequel il convient de distinguer, premièrement, des combinaisons, par lesquelles le sujet parlant utilise le code de la langue en vue d’exprimer sa pensée personnelle, deuxièmement, le mécanisme psycho-physique qui lui permet d’extérioriser ces combinaisons. ***

L’invention et la très large diffusion moderne des moyens de conserver la parole pourrait n’être pas sans pertinence pour la réflexion linguistique elle-même. C’est, il y a fort longtemps, l’invention de l’écriture alphabétique qui a sans doute donné une impulsion décisive à la recherche grammairienne. Car dès lors que l’on n’utilise qu’un seul et même signe pour noter les variations régionales d’un p, d’un a, d’un r, on prend nécessairement conscience d’un surprenant phénomène : l’immensité des différences n’empêche pas les membres d’une même communauté linguistique de se comprendre. Il faut donc bien qu’il existe des invariants. Et qu’est-ce que la linguistique, sinon la recherche de ces invariants, dans le domaine des sons comme dans ceux du lexique et de la syntaxe ? Or, si un | bouleversement n’est pas impossible dans les temps à venir, c’est du fait que les machines à enregistrer la parole font l’inverse de ce que le linguiste fait : elles ne retiennent que la variation, La linguistique ne saurait demeurer indifférente à une telle évolution des techniques. De fait, elle y a puisé elle-même l’occasion d’un renouvellement. Certes, on étudiait déjà la variation bien avant que des machines en reproduisent si fidèlement les profils. Mais elles ont précipité le mouvement amorcé. Née de la prise de conscience des invariants, la linguistique est, pour une large part, en train de devenir une science de la variation sur fond d’invariant. Une science qui n’étudie plus le même comme un en soi, mais le subsume sous les mille visages de l’autre. Autrement dit, une sociolinguistique. **

L’amant des langues cependant ne se confond pas avec l’accumulateur de mots. Plus proche d’un grammairien que de l’étymologiste qui s’émerveille des histoires individuelles de vocables sans trop se soucier des lexiques cohérents où ils prennent place, le glossophile de type passionnel collectionne les descriptions de langues avec une tendre sollicitude… **

Le jeu de rôles oblige à partir d’un texte à s’engager, à donner une cohérence à différents indices repérés, à affiner les hésitations hâtives. Le jeu théâtral, supérieur du jeu de rôles, en ce sens qu’il intègre au travail de l’élaboration la dimension du public visé, réalise, quant à lui, et de manière spectaculaire, la mise en scène de la parole, qui situe 1’exigence exactement là où elle doit être. Ce travail depuis le début de l’année dans une classe de Terminale dont la plupart des élèves s’avouaient (se proclamaient ?) nuls en anglais à la rentrée, a abouti au mois de janvier, après un trimestre d’une phase que l’on pourrait qualifier de déblocage, à un changement net et général de comportement, guidé par une exigence devenue réelle, c’est à dire active et optimiste, quant à la qualité de l’expression.

Et, miracle, des élèves “faibles” deviennent alors presque instantanément des élèves “forts” et pleins de ressources linguistiques insoupçonnées. Il fait dire que j’ai constamment et obstinément refusé depuis le début, de corriger ou relever la moindre “faute”. Car si le but est l’autonomie, si le moyen en est la construction et la conscientisation de critères d”’anglicité”, si on me pardonne le néologisme, à quoi bon les priver de leur responsabilité dans ce domaine ? Et pourquoi seraient-ils tentés de considérer les textes qu’ils rencontrent comme des documents linguistiques, si fonctionne dans la classe une machine à corriger qui les dispense de toute recherche ?

Car, contrairement à ce que l’on croit souvent, les élèves sont très anxieux de la correction de la langue. Anxiété inopérante tant qu’on leur laisse croire qu’ils n’y parviendront que lorsqu’ils auront “assimilé toutes les règles et tous les mots, mais qui se transforme en exigence passionnée dans l’attention et la sensibilité aux formes étrangères dès qu’on leur signifie que c’est là, et non dans l’obéissance au maître, que se situe leur tâche.

Fiction, création, inscription dans le courant de textes qui constitue le bagage linguistique et culturel de la communauté dont on apprend la langue… Et vive le détournement de textes et ses multiples visages ! Avoir quelque chose à dire, c’est bien. Vouloir se dire dans la langue étrangère, c’est bien. Être contraint pour ce faire de se glisser dans un vêtement tout fait, en clair de ne parler, ou de n’écrire, qu’en déformant la voix des autres, voilà qui est de nature à favoriser l’observation polémique de l’énoncé-carcan, en même temps que le retour critique sur une pensée tout juste clarifiée. Parler anglais, c’est penser anglais. Penser anglais, c’est voir autrement ses propres façons de penser. Penser anglais, ça passe par l’utilisation critique non de stéréotypes, mais de textes qui, eux, déjà, s’inscrivent de façon polémique dans l’histoire des idées, donc des discours, de la communauté anglophone.  Détourner des proverbes, par exemple, pour “exprimer sa propre pensée” oblige, en imposant le cadre formel et idéologique de la “sagesse populaire” à situer sa propre intervention sur le terrain d’un débat d’idées à l’échelle de la société et de l‘Histoire. Et les détournements de contes ? Et les pastiches ? Et les mélanges ? Variété infinie des rendez-vous…

Savoir qu’ils sont capables, et s’interdire de les empêcher de l’être : savoir que le “bain de langue“ se prend partout sauf en classe, parce qu’en classe on n’a pas le temps de compter sur une imprégnation passive, et que c’est leur mentir que de leur faire croire que c’est là qu’ils s’imprègnent, et que l’extérieur n’est porteur que de contaminations désastreuses pour la pureté de leurs acquisitions.

Savoir qu’ils savent, qu’ils apprennent sans nous, et que notre rôle se borne (!) à leur faire se construire stratégies conscientes, efficacité, exigences, projets. Savoir enfin qu’un vrai savoir est rupture, transformation intime de l’être dans son rapport au monde, et que le premier des objectifs à se fixer est de faire que la classe soit un moment de la formation des hommes qui s’y trouvent, et qu’ils aient le loisir d’y être hommes, producteurs, chercheurs, créateurs. Hommes de paroles, fous de langues, fous d’humanité. C’est tout ce qu’il y a à savoir.

* Mikhaïl Bakhtine, Le marxisme et la philosophie du langage. Essai d’application de la méthode sociologique en linguistique, 1929.

** Claude Hagège, L’homme de paroles, Fayard, 1985,

*** F. de Saussure, Cours de linguistique générale.