Explolangue G Société des Nations – Albert Cohen


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(Solal) les pria de s’asseoir, dit que l’ordre du jour ne comportait qu’une seule question, inscrite sur la demande du secrétaire général et formulée par Sir John lui-même, à savoir « action en faveur des buts et idéaux de la Société des Nations ». Aucun des directeurs ne savait en quoi devait consister cette action, pas plus d’ailleurs que Sir John qui attendait de ses subordonnés qu’ils lui apprissent ce qu’il voulait. Tous néanmoins parlèrent d’abondance, l’un après l’autre, la règle suprême étant de ne jamais perdre la face, de toujours paraître compétent, de se garder d’avouer qu’on ne comprenait pas ou qu’on ne savait pas.
On vasouilla donc hardiment, avec brio, sans bien savoir de quoi il s’agissait. Cependant que ses collègues, excédés par la longueur de tout exposé autre que le leur, crayonnaient de petits dessins géométriques sur leur bloc-notes puis les perfectionnaient mélancoliquement, van Vries déclara pendant dix minutes qu’il était indispensable de préparer un plan d’action non seulement systématique mais encore concrète. Benedetti intervint ensuite pour développer deux points qu’il
déclara essentiels, à savoir primo qu’à son humble avis il s’agissait d’adopter un programme d’action plutôt qu’un plan d’action, parfaitement un programme, la nuance était, croyait-il, capitale, du moins il l’estimait telle ; et secundo que le programme d’action devait être conçu comme projet spécifique, il ne craignait pas de le dire, spécifique. Les autres directeurs acquiescèrent, reconnurent tous la nécessité absolue d’un projet spécifique. On aimait beaucoup les projets spécifiques au Secrétariat. On ne savait pas trop ce que «spécifique » ajoutait à « projet » mais un projet spécifique faisait plus sérieux et plus précis qu’un simple projet. En fait, personne ne savait la différence qu’il y avait entre un projet et un projet spécifique et personne n’avait jamais songé à s’interroger sur le sens et l’utilité de ce précieux adjectif. On disait projet spécifique avec plaisir, sans approfondir. Un projet lorsqu’il était dit spécifique prenait aussitôt un charme mystérieux fort apprécié, un prestige prometteur d’action féconde.
Prenant à son tour la parole, Basset, le directeur de la section culturelle, signala qu’il serait nécessaire d’agir en étroite collaboration avec les organisations bénévoles intéressées. Mais en jouant cartes sur table ! interrompit Maxwell, le directeur de la section des plans et liaisons, et en précisant dès l’abord que le Secrétariat garderait la haute main sur le projet spécifique ! Mais attention, s’écria Johnson, il y aurait lieu d’être prudent et de n’agir qu’en plein accord avec les
États Membres ! À cette fin, il était indispensable d’adresser un questionnaire aux divers gouvernements, le projet spécifique de programme d’action ne devant être établi que sur la base de leurs réponses. Orlando estima que le mieux serait d’entrer en rapport avec les divers ministères de l’Éducation nationale en vue de l’établissement d’un programme de conférences scolaires sur les buts et idéaux de la Société des Nations. (…)
Désireux de briller devant le boss silencieux, ces messieurs s’en donnèrent à cœur joie et improvisèrent avec feu, évoquant dans l’étrange langage du Secrétariat « les situations à explorer », « l’agrément général à rechercher sur la partition des responsabilités tant organisationnelles qu’opérationnelles », « les divers modes d’approche du problème », « les achèvements des institutions spécialisées », « les facilités à obtenir des gouvernements en faisant appel à leur esprit
coopératif », « les expériences passées supportant largement l’urgente nécessité d’une action concrète », « les évidences à fournir sur l’utilité du programme envisagé », « les difficultés pratiquement inexistantes », « les encourageants discours récemment délivrés au Conseil ». Et ainsi de suite, le tout entrelardé de propositions confuses et contradictoires, consciencieusement notées par la sténographe qui n’y comprenait rien car elle était intelligente.

Soudain, il y eut un silence. On avait remué tant de vase qu’on ne savait plus où on n’en était et ce qui avait été décidé. Maxwell sauva la situation en proposant l’habituelle solution de paresse, à savoir « la constitution d’un groupe de travail qui explorerait la situation et présenterait, à une commission ad hoc, à constituer ultérieurement et composée des délégués des gouvernements, un avant-projet spécifique de propositions concrètes constituant les grandes lignes d’un programme à long terme d’action systématique et coordonnée en faveur des buts et idéaux de la Société des Nations ». Dépité de n’avoir pas eu cette idée et soucieux de se faire valoir, Van Vries proposa que sur la base des discussions qui venaient d’avoir lieu et des décisions qui venaient d’être prises une note d’orientation fût préparée « à l’intention du groupe de travail à constituer et qui en serait sa ligne directrice et ses termes de référence ». Fier de son coup de Jarnac et ravi de coller un sale boulot à un concurrent, il suggéra que Maxwell fût chargé de préparer d’urgence cette note d’orientation à soumettre ensuite à l’approbation de Sir John.
– Parfait, nous sommes tous d’accord, dit Solal.

1/ Fort éprouvé (e) par ce débat, vous aspirez à un climat plus pacifique. Allez en F.

2/ Le conflit (même d’interprétation) ne vous effraie pas. Vous pensez que c’est ici une
question d’altitude, et vous souhaitez redescendre. Allez en B.