Dialangues n°6-7, février-mai 1987
Pierre CORDESSE
Note de lecture : Le maître ignorant, par Jacques Rancière, aux éditions Fayard, 1987.
Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle
réédité en 10/18 : n°3730.
Jusque-là il avait cru ce que croient tous les professeurs consciencieux : que la grande affaire du maître est de transmettre ses connaissances à ses élèves pour les élever par degrés vers sa propre science. Or le hasard en décida autrement. En 1819. un jeune professeur français, que le retour des Bourbons avait exilé aux Pays-Bas, se vit contraint par son ignorance du hollandais de faire de l‘innovation pédagogique. Il remit à ses étudiants, qui ne connaissaient pas un mot de français, une édition bilingue du Télémaque et leur demanda d‘apprendre le texte français en s‘aidant de la traduction. Au bout de quelques semaines, il leur proposa d’écrire en français ce qu‘ils pensaient de leur lecture. Grande fut sa surprise de découvrir que ces élèves livrés à eux-mêmes s’étaient tirés de ce pas difficile. Il ne leur avait pas expliqué les premiers éléments de la langue, et ils avaient pourtant appris seuls à combiner les mots pour faire des phrases dont l’orthographe et la grammaire devenaient de plus en plus exactes à mesure qu’ils avançaient dans le livre.
L’évidence s’imposa à son esprit : les explications ne sont pas nécessaires. Il faut renverser la logique du système. C’est l’explicateur qui a besoin de l’incapable et non l‘inverse. Expliquer quelque chose à quelqu’un, c’est d’abord lui démontrer qu’il ne peut pas le comprendre lui—même. Or Jacotot pense que tous les hommes ont une égale intelligence. Ils sont tous capables d’apprendre, Nul ne naît avec plus d’intelligence que son voisin. La supériorité qu‘un tel manifeste est seulement le fruit d’une application à manier les mots aussi acharnée que celle d’un autre à manier ses outils. L’infériorité de tel autre est la conséquence des circonstances qui ne l’ont pas contraint à chercher d’avantage. En fait, les hommes développent l’intelligence que les besoins et les circonstances de leur existence exigent d’eux.
Apprendre, c’est d’abord comparer
Il est vrai que nous ne pouvons prouver expérimentalement que toutes les intelligences sont égales. Mais notre problème n‘est pas celui-là. Il est de voir ce qu’on peut faire de cette supposition. Et pour cela il nous suffit que cette opinion soit possible, c’est-à-dire qu’aucune vérité inverse ne soit démontrée. Il n’y a pas d’homme sur la terre qui n’ait appris quelque chose par lui-même et sans maître explicateur. Comment procède-t-il? Comme il a toujours fait: en comparant deux faits. Le rôle du maître sera de vérifier que l’élève cherche. Qui cherche trouve toujours. Il ne trouve pas nécessairement ce qu‘il cherche, moins encore ce qu‘il faut trouver. Mais il trouve quelque chose de nouveau par rapport à ce qu’il connaît déjà. Le maître est celui qui maintient le chercheur dans sa route, celle où il est seul à chercher et ne cesse de le faire. (Évidemment. ce n‘est pas de l’auto-socio-construction. Les apports du groupe ne semblent guère perçus. Encore que Jacotot utilise des activités collectives par exemple l’improvisation devant la classe, la prise de parole, pour “apprendre à se vaincre, à vaincre cet orgueil qui se farde d’humilité pour déclarer son incapacité à parler devant autrui.”)
De tout ce qu’il apprend, on lui demandera de parler, de dire ce qu’il voit, ce qu’ il en pense, ce qu’il en fait. L’élève doit tout voir par lui—même, comparer sans cesse et toujours répondre à la triple question : que vois-tu, qu’en penses-tu, qu’en fais-tu? et ainsi à l’infinl. Mais cet infini. ce n’est plus le secret du maître, c’est la marche de l‘élève…
Qui enseigne sans émanciper abrutit.
Le maitre contrôle, vérifie que l’élève cherche. ll n’a pas besoin de connaître la science qu’il enseigne. “il faut que je vous apprenne que je n’ai rien à vous apprendre” dlt Jacotot à ses élèves de Louvain. On peut enseigner ce qu’on ignore si on émancipe l’élève, c’est-à-dire si on le contraint à user de sa propre intelligence. Qui enseigne sans émanciper abrutit. Et qui émancipe n’a pas à se préoccuper de ce que l’émancipé doit apprendre. Il apprendra ce qu’il voudra, rien peut-être. Il saura qu’il peut apprendre parce que la même intelligence est à l’œuvre dans toutes les productions de l’art humain, parce qu’un homme peut toujours comprendre la parole d’un autre homme. Le problème n’est pas de faire des savants. Il est de relever ceux qui se croient inférieurs en intelligence, de les sortir du marais où ils croupissent : non pas celui de l’ignorance, mais celui du mépris de soi, du mépris en soi de la créature raisonnable. Il est de faire des hommes émancipés et émancipateurs.
Étonnant Jacotot, qui dès la 1ère moitiè du XIXème siècle découvrait bon nombre des principes de l’Éducation Nouvelle. “Je cherche donc J’apprends”, “Tous capables”, mais aussi “Derrière la main cherchez la tête”, ou encore “Il n’y a pas deux intelligences, partout il s’agit d’observer, de comparer, de combiner, de faire et de remarquer comment on l’a fait.” Et cette phrase qui ne peut que séduire les lecteurs de DlALANGUES :
” Il n’est jamais question (dans les sociétés humaines) que de comprendre et de parler une langue ” ou encore : “Savoir n’est rien, faire est tout.” Mais ce faire est fondamentalement acte de communication et, pour cela,
“parler est la meilleure preuve de la capacité de faire que ce soit.” “Dans l’acte de parole. l’homme ne transmet pas son savoir, il poétise, il traduit et convie les autres à faire de même. Il communique en artisan : en manieur de mots comme d’outils.”
On le voit, ce livre est d’une grande richesse. Même si le parti pris de provocation de l’auteur le conduit à certaines outrances. Par exemple quand son rejet de “l’inégal” l’amène à nier l’existence de stades de développement de l’intelligence, et de toute différence entre l’intelligence de l’enfant et celle de l’adulte. Ou quand il conclut à la supériorité absolue du maître ignorant sur le spécialiste qui lui parait fatalement condamné à jouer les “explicateurs” : (il ne connaît pas les maîtres d’Éducation Nouvelle). Mais il ne manque pas d‘humour :
“il y a cent manières d’instruire et l’on apprend aussi à l’école des abrutisseurs. Un professeur est une “chose”, moins maniable qu’un livre, mais on peut l‘apprendre: l’observer. l’imiter, le disséquer. le recomposer, faire expérience de la personne offerte. On s’instruit toujours en écoutant un homme parler. Un professeur n‘est ni plus ni moins intelligent qu’un autre homme et il présente généralement une grande quantité de faits à l’observation du chercheur.”
Joseph Jacotot, un novateur, un visionnaire, un révolutionnaire tellement en avance sur son temps qu’il ne fut, malgré une notoriété certaine, Jamais réellement compris. Un homme lucide, qui sait que l’enseignement universel ne s‘établira pas dans la société. mais qu’il ne périra pas. parce qu’il est la méthode naturelle de l’esprit humain. Un porteur d’utopie.