Éditorial Dialangues n°17


Un jour les hommes décidèrent de s’unir pour construire une tour qui monterait si haut qu’elle finirait par atteindre le ciel. Dieu s’en aperçut et, pour punir les hommes d’avoir voulu s’en prendre à sa toute puissance, et les empêcher de mener leur projet à bien, leur envoya les langues. À partir de ce jour, personne ne comprit plus personne, et la tour de Babel ne fut pas achevée.

La Bible expliquerait ainsi le mystère inquiétant de l’existence des langues, et, partant, des guerres et des malentendus: si les hommes ne s’entendent pas entre eux, c’est que leur entente menace le pouvoir de Dieu. La tour de Babel est restée pour nous tous le symbole du désordre et de la cacophonie. Les langues sont le produit de la malédiction divine. Et il pèse sur elles comme une sorte d’interdit.

Qu’est-ce alors que la paix ? un retour à l’éden originel: disparition des langues, retour à une langue universelle, qui n’en serait pas une puisqu’elle serait seule de son espèce, mais un harmonieux décalque de la réalité. C’est la vision qu’ont les enfants de leur langue maternelle quand ils n’ont pas intégré l’existence des autres. Tout le monde se comprendrait. La langue est le ciment d’une société…

Vision édénique, en effet. Débarrassée des contradictions encombrantes de cette société. A-t-on besoin de parler des langues différentes pour ne pas se comprendre ?

Et si nous reprenions le chantier ?

Le bilinguisme, le plurilinguisme, sont de ces réalités qui bousculent, si l’on veut bien y prendre garde, à la fois la malédiction originelle et ses conséquences, par exemple le sentiment confus ressenti par la majorité d’entre nous que ‘‘les langues, c’est pas pour nous’’, et le rêve édénique d’une réalité différente, excluant la malédiction. Il existe des personnes un peu exceptionnelles qui vivent une double ou une plurielle appartenance. phénomène à prendre en compte, puisqu’il contredit le mythe.

Si la discorde est semée par les langues, et puisque les langues existent, on peut penser que le chemin vers la paix passera aussi par un autre rapport aux langues ; un autre rapport aux différences, aux cultures, aux inévitables conflits conceptuels. Les langues reconstruisent le réel, chacune à sa manière; aucune ne peut définitivement l’emprisonner. S’autoriser toutes les langues, c’est une chance de plus pour une idée vivante du savoir. D’ailleurs, une autre lecture du mythe est avancée; Dieu envoya les langues aux hommes non pour les punir, mais parce que l’homme n’est homme que dans la diversité. « Quand “tu” n’est pas un autre, “nous” n’est personne.(*) »

Ce numéro essaie de construire un nouveau regard sur les enjeux de l’apprentissage des langues. Non, de la pratique des langues. Il s’agit en vérité de poser un défi à la fatalité, celui d’oser ouvrir ses sens et sa pensée aux langues des autres, en refusant l’idée de la malédiction.

(*) Marie Balmary, Le Sacrifice interdit, Freud et la Bible Grasset, 1984, pp. 71-87