Éditorial Dialangues n°4


Colette VALAT

1986

La langue, c’est le domaine de tout le monde : on peut observer chez tout le monde une activité spontanée d’interrogation sur la langue. Les jeux ou les questions inlassables des petits sur les mots révèlent la même curiosité fondamentale que chez les adultes, par exemple quand ceux-ci critiquent le langage des journalistes, témoin du flot continu de nouveautés qui circulent dans l’air du temps (être branché ou pas!).

Mais ce qui change, au fil des âges, c’est l’ouverture, la capacité à rester disponible à la nouveauté, à l’étrangeté. Pour les petits, tout est bon à (ap)prendre, pour les grands, il y a le bon et le mauvais. De leur côté les adolescents brandissent leur langue comme un étendard, je dirais même un bouclier, et l’utilisent pour résister aux diverses tentatives de normalisation dont ils font l’objet. La conscience aiguë des atteintes à leur identité, qui se développe avec les progrès de leur autonomie de jugement, a transformé peu à peu ce qui était boulimie d’appropriation. Cependant, devenus adultes, ils feront comme leurs parents, et confronteront avec sévérité la langue de tel ou tel à la norme du bien-parler, par exemple en proscrivant chez leurs enfants l’usage des ‘gros mots”. Est-ce une réussite ou un échec pour l’école d’aider à ancrer ainsi un modèle dans les têtes alors qu’un nombre limité parvient à s’approprier les clés des infinies ressources de la langue ?

Disons, pour schématiser, que la contradiction entre Ma langue vaut bien la leur et Jamais je n’arriverai à parler si bien explique la crise d’identité vécue à l’école, comme dans les autres lieux sociaux. Crise d’ identité pour le sujet et pour le groupe social auquel il appartient. Du choix entre ces deux formules, ou de l’adoption d’une troisième, Il faut que j’arrive à parler comme ça dépendent bien des destins scolaires, et des réussites sociales.

L’école aujourd’hui tente de résoudre cette crise à travers une politique d’ouverture, par la prise en compte de la réalité sociale qui l’environne : l’entreprise, la famille, la. culture du quartier ou des jeunes… Mais l’école aussi est une réalité sociale : le jeune y est confronté à ses pairs et aussi à quelques adultes, représentants non seulement du savoir qu’ ils ‘agit de s’approprier, mais aussi de leur classe d’âge et d’un certain statut social. Clivage multiple en ce qui concerne la langue.

La spécificité de l’enfant des hommes est de pouvoir recueillir le savoir construit par d’autres avant lui, dans un raccourci fulgurant de l’histoire de son espèce. Mais l’enfant des hommes se construit aussi par choix et rejets, au cours d’identifications successives. Prendre en compte l’identité des jeunes, c’est peut-être d’abord prendre en compte leur propre langue, et respecter en elle une étape de leur cheminement sans l’entraver. C’est leur proposer une multiplicité de confrontations avec les langues que parle le savoir, une multiplicité d’images vivantes du savoir, à travers la langue, auxquelles se confronter et grâce auxquelles participer à sa propre construction.