Éditorial Dialangues n°13


Joëlle Picard (Cordesse)

L’apprentissage d’une langue est-il une activité intellectuelle ? “Purement”” intellectuelle ? C’est ce que l’on pourrait croire si l’on se réfère au modèle de leçon de langue qui, malgré quelques révolutions théoriques et techniques, continue à imposer sa loi dans les classes. Malgré même l’évolution des épreuves d’examen, qui ont porté les exigences en principe au niveau de la pratique réelle, en s’éloignant d’une évaluation fondée sur la réussite à des exercices scolaires sans rapport direct avec la vie. Les théories avancent, les pratiques restent, parce que les représentations mentales en ce qui concerne les langues et les activités de langage ne suivent pas. Les représentations mentales ont en général la vie dure, il faut autre chose que des discours pour les ébranler. Ce sont des instances archaïques que n’atteint pas l’ideée toute faite. Certains “faire”, par contre, ont leur efficacité dans ce domaine.

Dans nos stages “Langues”, les “faire” sont évidents, même s’ils sont soigneusement pensés : parler, écrire, lire, écouter ; pour de vrai. Ensuite analyser. De ces procédures toutes simples sortent des interpellations fortes de nos représentations antérieures. C’est qu’ici, quand on parle, on parle de soi ; quand on écrit, on s’écrit. Nos textes sont très autobiographiques : des récits de vie. Nombrilisme ? Non. Travail sur soi, prise de conscience de sa propre complexité, qui n’a d’égale que la complexité de l’autre. Ce qui frappe, c’est qu’on parle beaucoup d’amour et de plaisir dans nos écrits de stage. Et de frustration. Et de chair. Le jeu réussi des langues étrangères ne se joue pas sans un vécu de passion, sans jeux de miroirs, sans émotions d’une incroyable densité. Un humain, comme une langue, ça résiste à l’appropriation.

C’est parce qu’il y a cette part de résistance qu’on a du plaisir. Et cette part de résistance, l’école s’acharne à la nier, à la réduire. En classe, peut-il y avoir aussi une motivation amoureuse ? Et si l’amour de l’autre, l’amour partagé, le travail dans la langue pour approcher l’autre, le conquérir et le mettre à distance, lançait la dynamique indispensable de l’amour de soi, non pas égoisme, mais passion de l’humain en soi, de la création que l’on porte? On peut remplacer le mot “amour” par le mot “peur”. La langue est le véhicule et le matériau par lequel le fantasme se civilise. L’apprentissage d’une langue étrangère a toujours quelque chose à voir, qu’on le veuille ou non, et quels que soient les documents sur lesquels on travaille, avec la dimension secrète, intime, du rapport à l’autre : désir, sensualité, racisme, haine.

Tout ça n’est pas vraiment très “pur”. Mais quelle richesse!’