La langue, fabrique d’idéologie, Odette Toulet


LA LANGUE : FABRIQUE D’IDEOLOGIE ?

Odette Toulet

De quoi peut-il s’agir dans un écrit de DIALANGUES, si ce n’est de langues et plus précisément de la langue – de cette langue dite maternelle – que l’écrit sans cesse met en travail – de cette langue qui ne cesse de subvertir et d’inventer l’homme et le langage chaque fois qu’on ne la réduit pas à être un simple outil de communication.

Nous sommes au G.F.E.N., où comme ailleurs et plus qu’ailleurs, les mots se cherchent, s’inventent, plutôt se ré-inventent, se ré-approprient en même temps qu’ils participent à la construction continue de l’homme (en tant qu’espèce), pour qu’homme ou femme, il ou elle soit un être toujours plus de passion, de chair, de sang, de parti-pris, d’intelligence, de recherche, de savoirs. Nous sommes au G.F.E.N., et dans ce lieu oh combien militant, la tentation est forte de glisser de l’énoncé de mots, de l’appropriation de mots, de concepts, à des slogans, des mots d’ordre – soit du fait de l’institution (comme de toute institution), soit du fait de ses militants.

Tentation ou crainte ? N’est-ce pas un même mouvement ?

Un débat récent dans un groupe de travail au Congrès. Un conflit bref autour d’une affiche. Quelqu’un avait remplacé sur l’affiche INDIVIDU par SUJET. Il s’agissait comme toujours sur une affiche de rendre compte au plus près, le plus finement possible du débat d’un petit groupe – et le débat portant sur le contenu du texte d’orientation, il fallait vraiment jouer serré.

            individu                    sujet

Mot à la mode ou jargon ? fut-il rétorqué en réponse.

Comme j’avais promis un article à Dialangues et que je ne savais pas jusqu’alors ce que j’allais faire, j’ai été ravie de l’opportunité. L’occasion était trop belle pour la laisser passer, avec tout le respect que je dois à ceux ou celles pour qui la langue n’est pas forcément un lieu de bataille idéologique.

Soyons clairs ! SUJET, un mot à la mode ? jargon ? ou rupture idéologique.

Et je dépasse ici, dans mon propos, la rupture constituée par l’introduction de la dimension de sujet dans le texte d’orientation d’un mouvement d’éducation nouvelle, soit à visée pédagogique.

Je veux parler de ce qui pour moi fait rupture dans la reconnaissance du fait que l’individu est assujetti à la langue, ce qui l’en fait sujet. Comment le dire autrement ?

Dans un moment où l’on parle partout et y compris au G.F.E.N (et on ne voit pas pourquoi il en serait autrement) du pouvoir de la langue, du pouvoir des mots, choisir entre individu et sujet ne saurait relever du mot d’ordre – mais du choix – choix idéologique – si l’on veut du-parti-pris. J’écarte délibérément de mon propos le terme de PERSONNE qui ne fut qu’évoqué lors de la préparation de l’affiche pré-texte. Personne, qui vient du mot étrusque PERSONA, qui signifie comme son nom l’indique ‘masque de théâtre’ et qui du coup renvoie plus à l’apparence (*).

(*) Sauf à être pris dans le courant de pensée personnaliste qui à partir en particulier du “Développement de la Personne” de Carl ROGERS, concerne la prise en compte positive du moi de l’individu.

INDIVIDU — ma lecture indocile ? ma pratique d’écriture/lecture ou lecture/écriture ? m’avait fait immédiatement associer indivisible, au mot que je refusais pour ma part de voir inscrire pour choisir celui de sujet.

Ayant ‘perdu mon latin’ dans les méandres de la vie, il me fallut recourir au dictionnaire pour me rendre compte que l’origine d’individu était INDIVIDUUM, mot latin qui signifie… ‘corps indivisible’.

Je ne me lancerai pas ici dans un débat pour savoir de quel corps il s’agit, une fois confirmé ce caractère d’indivisibilité qui me fait frémir et même me rappelle certains cantiques en pension, sous l’occupation allemande.

En fait et surtout, individu pour moi, c’est un mot, un terme, une appellation (très contrôlée), ce n’est pas un concept. Et si chaque mot peut être chargé d’imaginaire, comme le paragraphe précédent en témoigne, cela n’en fait pas et de loin un concept opérationnel pour… la transformation de ‘l’individu’ en sujet — et ça, c’est ce qui m’intéresse, en particulier par le travail de la langue.

Choix politique, choix idéologique, choix d’écriture ou plutôt de rapport à l’écriture, je privilégie ce que j’appelle les concepts aux termes (avec ce qui s’en entend de ‘fini’, d’‘achevé’) puisque la langue m’en donne la possibilité et surtout, surtout, je ne cesse d’ éprouver le non-opératoire des mots d’ordre – (maux d’ordre?). Quant au jargon … je le laisse à ceux qui ont quelque chose à vendre sans trop savoir quoi et qui ont besoin d’oripeaux.

Le même mode associatif me fait à chaque fois lier SUJET à assujetti, sauf que là je sais et j’éprouve qu’il y a un lien. Le sujet est assujetti — au sens du Moyen-Age : le serf l’était à son seigneur – sauf qu’à ce moment-là, dans ce contexte historique-1à, pour le serf c’était la seule façon de s’en sortir, avant de se donner dans un autre contexte – d’autres pouvoirs. Le contexte du sujet, lui, il ne changera jamais, c’est ce qui en fait sa marque, son inscription – en tant que sujet assujetti dès sa naissance – dès lors qu’il est nommé ‘fils de’ ou ‘fille de’ dans le désir de son père et de sa mère.

Comme l’a défini Jacques LACAN, le sujet est assujetti à l’ordre du symbolique et du langage – depuis retour oblige à Freud – la prohibition de l’inceste et l’établissement en retour d’une loi, d’un pacte, d’une alliance avec le sujet. Le sujet est assujetti à l’ordre du langage et de ce fait divisé. Divisé en un ‘dedans’, un inconnaissable, immaîtrisable qui échappe et qui s’échappe – l’inconscient – dans les rêves, les mots d’esprit, les actes manqués, les lapsus, et un connaissable, un supposable, un conscient, plus maîtrisable (7), celui sur lequel et/ou avec lequel il est possible d’agir.

Ne pas reconnaître la division du sujet par souci de complétude fait partie de beaucoup de nos actes quotidiens et moins quotidiens, du rapport que l’on établit en particulier avec la langue et avec l’écriture.

Le sujet est divisé à son insu dès avant son apparition dans l’univers du langage en un sujet de l’énoncé et un sujet de l’énonciation sans qu’il ait eu à donner son avis et sans qu’aucune révolution y change un jour quelque chose.

Cette division est encore une fois la caractéristique de l’homme (en tant qu’’espèce), sa marque, ce qui le différencie entre autres de l’animal. Cette division – division d’avec l’Autre à jamais perdu dès le premier cri d’appel, du fait du manque de la mère, de la première non-adéquation, constitue le petit d’homme en un sujet divisé entre ce qu’il est et ce qui lui manque et se trouve dans l’Autre, avant que de l’être plus tard en un je de la parole et du discours et un moi de la représentation imaginaire (fabriquée de nos idéaux), ce qui fait que le sujet parlant ne peut qu’être représenté, traduit, qu’il y a un écart, une perte entre ce qu’il conçoit de son réel et ce qu’il peut en dire dans sa langue- maternelle et qu’en outre il sera toujours aliéné du fait de cet écart- là.

Aliéné et de ce fait sujet désirant, puisque aliéné à l’Autre à jamais perdu, ce qui en propulsera, orientera, entretiendra sa quête à travers ses itinéraires dans les champs des savoirs multiples, à travers toutes les appropriations réussies de ces savoirs-là (ratées dans les rencontres amoureuses), les non-appropriations de ces savoirs (plutôt réussies dans les rencontres amoureuses).

Il ne s’agit évidemment pas ici d’entendre le terme d’aliénation en son quotidien – cette aliénation-là définitive et constitutive du sujet – 1a reconnaître comme moteur est le chemin qui conduit à demander efficacement des comptes à celle du quotidien et est, à mon sens, l’attitude la plus ‘révolutionnaire’ qui soit, en tous les cas la plus transformatrice…

Cela relève du leurre idéologique que de la nier au nom de la sacralisation de ce que l’on appellerait improprement ‘’la science” qui serait positive, concrète, tangible, efficace et pourquoi pas infaillible ! Cela relève du leurre idéologique que de l’escamoter, cette aliénation issue de la division du sujet, au nom de la complétude, du colmatage, de l’efficacité là encore, du renforcement des possibilités seules du moi de l’individu qui deviendrait fort, au nom de son bien-être, de ce qui est bon pour lui ou pour elle, en fonction de ses besoins qui seront généralement ceux que l’on aura définis à sa place, ‘dans son intérêt’ et pour le bien – comme toujours des mêmes – en tous cas pas celui de ceux où de celles à qui l’on croyait penser d’abord.

Comme l’on peut s’en rendre compte – remplacer individu par sujet, n’est pas un geste neutre, chacun des deux termes étant chargé d’idéologie et pas forcément la même, le tout est de ne pas se tromper.

Le G.F.E.N a choisi de se situer au plan de la bataille des idées et de se mettre à chercher une nouvelle définition philosophique de l’homme, pour donner encore plus de sens et d’efficacité aux démarches en rupture qui ne cessent de s’élaborer dans cet espace original de transformation qu’est ce Mouvement – espace ancré pleinement dans le champ social, traversé de la dimension pédagogique qui lui est spécifique – espace de réussite, chaque fois que l’un d’entre nous, en tant que sujet DÉCIDE de changer quelque chose pour de bon.

Mireille BAROS prenant au mot un ‘malade’ d’un Hôpital Psychiatrique qui lui disait “je veux sortir” – Jeanne DION disant à ses élèves : ‘je ne punirai plus’ et combien d’autres…

Peut-on dire qu’un beau matin elles ont eu soudain besoin ou envie que ça change ou qu’à la fois dépassées par une décision qui leur échappait autant qu’elle les portait, dans cette division, dans cet écart dû à leur aliénation première, elles se sont situées en sujets de désir et de choix et non pas en individus ? Sujets de désir qui ont eu à en assumer les effets – à se les coltiner quand tout n’en a pas pour autant été facile – à les assumer pour ce que cela transformait dans leur vie d’assistante sociale ou d’’institutrice, dans leur rapport aux malades ou aux élèves et aux parents et dans leur vie tout court.

C’est ainsi que pour ma part, pour ce qu’il en est du champ de la langue, je revendique ‘‘idéologiquement’” la reconnaissance de l’aliénation du “SUJET divisé” et je laisse l’individu à ceux qui en ont besoin, pour exploiter les besoins.

Avoir pris le détour de l’outil théorique de la psychanalyse dite lacanienne pour étayer ce propos, c’est à mon sens le chemin le plus court en matière de sujet de désir, ce n’est pas affaire de divan, c’est la grande affaire de la vie. La grande affaire de l’homme en tant qu’espèce, en tant qu’être sexué, homme ou femme, qui se constitue chaque jour à partir d’une évolution de la langue liée aux choix de la vie.