Le russe, c’est dur et plein de structures !


Monique Mollard

 

Juin 1987 : mon bilan de fin d’année est désastreux. Oh, bien sûr, guère plus que celui des années précédentes… Seulement, il arrive un jour où l’on ne peut plus se contenter de faire le point, où l’on ne croit plus que les choses vont s’arranger d’elles-mêmes, où l’on ne peut plus se voiler la face. Ce jour-là est tragique : il ne suffit pas de faire le ménage dans ses pratiques, il faut en changer radicalement… et vite !

Je n’arrive à faire parler mes élèves qu’à condition de leur poser des questions si précises qu’ ils n’ont plus guère de choix pour répondre. J’ai beau décortiquer les phrases, expliquer et réexpliquer, ils persistent à décliner et conjuguer de travers, malgré les fiches de grammaire détaillées que je leur fais faire. Je râle parce qu’ils n’apprennent pas leurs leçons, parce que leur attention en classe est très fugace parce que leurs devoirs à la maison me semblent bâclés et que ceux en classe sont pour la plupart catastrophiques.

Et pourtant, je ne peux me résoudre à les traiter – comme je l’entends faire en salle des profs — de bons à rien dont on se demande bien ce qu’ ils viennent faire au lycée, etc. Je suis sûre qu’ils ont plein de possibilités. C’est moi qui ne sais pas inventer la. classe qui permettra d’exploiter activement leurs richesses.

Une prise de bec très violente avec une élève de 1° ne fait qu’aggraver mon malaise. À force de m’entendre lui faire remarquer son – manque de rigueur et refuser systématiquement ses réponses parce que truffées de fautes, elle se rebiffe, un jour, en me reprochant de m’acharner contre elle. Il Faut dire par ailleurs qu’elle est depuis longtemps en échec scolaire et qu’à la demande des professeurs de matières scientifiques, d’histoire-géographie et de russe, elle est en passe de redoubler sa 1°A2. Le problème, c’est qu’au fond de moi, je ne peux que comprendre sa révolte contre ce système scolaire autoritaire et infantilisant.

Joëlle, une collègue d’anglais qui milite au GFEN vient remuer un peu plus le couteau dans ma plaie en me racontant ce qu’elle fait en classe. D’abord; elle ne corrige pas les fautes de ses élèves. (Ben alors, comment ils. savent qu’ils font des fautes ?) Et puis elle leur donne des textes non pas petit bout par petit bout — comme tout le monde ! — mais en entier. (Oui, c’est bien joli mais en russe, ça ne serait pas possible voyons !) Elle ne leur explique pas les mots nouveaux et elle ne leur fait pas faire de phrases de réemploi. (Alors la, je ne peux qu’approuver, j’ai horreur de ça). Elle ne fait pas de grammaire. (Oh, mais j’aime. ça, moi, la grammaire ! D’ailleurs; il y a plein de trucs que je n’ai compris-que devant mon tableau, au moment où je les expliquais aux élèves. Hum, va falloir réfléchir : en fac; on me les avait bien expliqués ces “trucs” et, pourtant je ne les avais pas compris… Cela voudrait dire que ce système est surtout rentable pour celui qui explique, éventuellement pour celui qui écoute ? Tu parles d’une découverte !) Ses élèves PARLENT en classe, JOUENT même, et tout ça EN ANGLAIS. (Oui; mais je suis sûre qu’ils font plein de fautes ! Au fait. et mes élèves ? Bref, passons !)

Par la même; occasion, et si je repensais mon propre apprentissage des langues ? En fin de compte,j’ai appris l’anglais à la maison. C’est une curiosité et ma volonté de comprendre les. paroles des chansons. que j’écoutais qui m’ont permis de me lancer en anglais et d’être du nombre des.élèves qui, eux, au moins; participent en classe ! Par contre, Je dois reconnaître que je ne parle le russe que depuis que je ne peux plus faire autrement, c’est-à-dire depuis que Je-l’enseigne. J’ai toujours été bloquée, devant mes profs et les lectrices de russe: par la peur de faire des fautes et de montrer que mon oral était bien moins bon que mon écrit. Et voilà que je me rends compte que j’ai établi en classe les conditions qui feront de mes élèves des éclopés du langage, eux aussi.

Rentrée 87 : je reviens perplexe et désemparée de l’université d’été du GFEN à Labenne. J’ai vécu des moments très riches, j’ai été perdue à d’autres. Mais je ne peux plus faire marche arrière, c’est sûr. J’ai bien trop honte du prof que j’ai été jusque là, Angoisse : que vais-je faire dans mes classes ?

Heureusement que je bénéficie du service—Après—Vente du GFEN en la personne de Joëlle; ma collègue d’anglais ! Elle me-pousse. Je plonge ! {à l’heure actuelle, j’ai bu la tasse plus d’une fois, mais je ne me suis pas noyée.

1°LV3. Pour fêter nos retrouvailles. je lance mes élèves dans un atelier d’écriture. Pour eux, c’est un premier choc, c‘est la première fois qu’ils peuvent écrire ce qu’ils veulent. C’est aussi la première fois où ils ont l’occasion de lire les-autres.

– Je comprends rien. Ils découvrent leur manuel — le même que l’année dernière, — ses qualités, ses manques… Ils sont à peine remis de leurs émotions — et de la surprise de l’absence de verdict de ma part, – que je les pousse dans des jeux de rôles. Leur point de vue devient riche et contradictoire : — On n’est pas habitués à faire des phrases.
On joue. C’est pas,-du travail, ça.
— Est-ce qu’on sera toujours en groupes ?
Vous ne ferez plus de cours au tableau ? (Dit avec plein de regrets-dans la voix !)
— Est-ce qu’on finira le livre, parce qu’on n’avance pas.
— Le russe, c’est dur, c’est plein de structures ! «On», évidemment ! Jamais «je» !

Bref; tout est en-place! Ils commencent. à se lancer, à parler — non sans jeter des regards inquiets de mon côté; — et…. à freiner, maintenant qu’ils sont obligés de s’exposer.

Pour ma part, j’ai beaucoup de progrès à faire pour me taire, mais aussi pour être ferme dans la gestion du temps. Il faut que J’arrive à les bousculer et ce n’est pas facile.. Ils sont inquiets et veulent compenser en fignolant en sécurité leurs productions en petits groupes; avant de les livrer en pâture au reste de la classe qui ne fait pas de cadeau !

Par ailleurs, ça carbure avec la classe de Terminale LV3. J’ai quand-même commencé par manquer d’audace et leur donner un texte à lire par fragments. Mais, à chaque heure, chaque extrait est prétexte à jeux de rôles, dont on tire les enseignements pour la séance suivante. Les conseils fusent : parler plus fort, pas trop vite, ne pas rester vissé a son brouillon, regarder l’auditoire.
— Pourquoi vous ne corrigez pas nos fautes ? Petit à petit, on s’écoute, on commence même à se comprendre.
— Mais, Madame, ça ne nous prépare pas au bac !
Comment ça ?! On n’arrête pas de parler !

Et la revoilà, mon ex-élève de 1° A2 et cette fois, elle me laisse bouche bée ! Elle est le speaker de la radio soviétique qui annonce l’entrée en. guerre de son pays en 1941. Et tout y est : l’annonce des événements-: les conseils, le ton grave, tout. Et même il n’y a pas de fautes ! Enfin, si, pour être exacte, vers la fin, ça se gâte, elle et sa copine ont dû finir en catastrophe leur préparation. Et la classe de conclure : « On » a compris tout ce qu’elle a dit, et pourtant elle a utilisé plein de vocabulaire qu’on ne connaît pas. En fait, c’est quand on ne sait pas du tout; ce que va dire l’autre qu’on a du mal à. comprendre. Sinon, on peut deviner ».

Pendant ce temps, les T°LV2 ( 2 élèves, il faut dire ) mettent en scène Staline et l’écrivain Boulgakov au moment où celui-ci se bat pour être joué et publié. L’entrevue dure 25 minutes, ils se sont débrouillés tout seuls, je ne suis pas du tout intervenue. Il est évident qu’ils ont vraiment improvisé — en 5 minutes ils n’avaient pas eu le temps de préparer tout ça ! J’ai pris des notes : ils ont parfaitement compris la situation et la problématique. Que ne leur ai-je fait confiance plus tôt ! À vrai dire, ils reconnaissent avoir plus extrapolé que compris le texte… en attendant, ils ont été capables de discuter pendant 25 minutes !

Avec les débutants de Seconde, je lance rapidement l’idée du contrat (cf Je spic anglais plus-que you pense !” par Joëlle PICARD» Dialogue n°52, décembre 1984 ) À chaque cours; on ‘fixe ensemble un nombre de mots qu’ils devront savoir écrire sans faute à l’heure suivante. Au début, c’est le voisin qui est chargé de corriger la liste. Bientôt, chacun se corrigera tout seul. En attendant, au bas de sa page chacun doit cocher une case (contrat rempli / contrat non rempli ) avant de donner sa liste a corriger. Moi, je me contente d’inscrire dans mon cahier le nombre de bonnes réponses de chacun. Je suis à chaque coup très agréablement surprise de leurs réactions :C’est bien. le contrat, c’est bien plus encourageant qu’une interrogation écrite. Comme ça, on travaille pour soi, et pas pour le prof. Ce qui me permet de réaliser que la -pratique de l’interrogation écrite dénote le manque de confiance que l’on fait aux élèves. Combien de fois n‘ai-je programmé une I.E. parce que je les avais trouvés pas assez attentifs pendant le cours précédent… C’était de ma part, une volonté de les coincer, de les obliger à travailler. Une carotte comme une autre. Quant à dire que c’était efficace… — Le contrat, c’est un jeu avec nous-mêmes.

Ce sont eux qui décident un jour d’élargir le contrat : il ne s’agira plus d’écrire que des mots, mais aussi des phrases. — C’est bien beau de connaître plein de mots, mais c’est pas avec des mots qu’on parle, mais avec des phrases.

Ce sont encore eux qui imaginent une difficulté supplémentaire : désormais on ferra le contrat en fin de cours, et il devra comporter, en plus des phrases, des mots nouveaux découverts pendant l’heure. Encore une fois, je suis stupéfaite devant leurs propres exigences !

Parallèlement au travail de classe, se met en place un projet. de voyage en URSS. Nous partirons 15 jours en février. Une trentaine d’élèves (sur 46, toutes classes confondues) veut partir-. Là encore: le contrat est ambitieux : faire baisser le prix du voyage .de 5000 à 3500 F par personne. On ne manque pas d’idées; même saugrenues ! On lance une vente de café et friandises aux récréations et entre midi et 2 heures. On sollicite municipalités et autres organismes pour obtenir des subventions. On envisage l’organisation d’une soirée crêpes avec animation musicale: d’un loto et aussi d’une tombola…

Bien sûr, je pousse, je tire, je négocie. Je contrôle, mais je n’organise rien.
— Mais, — disent les 1° — comment voulez-vous qu’on improvise un dialogue, si on ne l’a pas préparé par écrit à l’avance ?
Parce que vous préparez à l’avance ce que vous allez dire à vos copains tout a l’heure à la récréation ? Et quand vous rencontrerez des Soviétiques, vous leur demanderez de patienter pour écrire en vitesse la conversation que vous aurez ensuite avec eux ?

Que c’est dur d’instaurer un nouveau fonctionnement avec des élèves qui m’ont connue avant !

Je m’interdis de dresser un bilan pour l’instant. Avant de demander aux élèves d’être plus exigeants face à leur production; il faut :que je leur laisse le temps de s’exercer à prendre la parole, à trouver du plaisir à parler, à réussir à comprendre les autres. Il faut que les circonstances leur prouvent qu’ils sont tous capables. Ce n’est que progressivement que j’exigerai qu’ils corrigent leurs fautes ! Je ne veux pas «tout leur demander-à la fois. Et si tout n’est pas encore en place, je me dis que la différence avec l’an dernier est déjà sensible et qu’ils sont déjà passés de : presque tous passifs et pas capables, à : tous impliqués et secoués, tous actifs. Et c’est déjà pas si mal !