Lire en arabe : démarche de 3 heures


Animation GFEN du 20 mars 2013 à la formation organisée par l’Association Française pour la Lecture (AFL34) à l’IUFM de Montpellier. Titre de la formation : “une leçon de lecture”. Animatrices : Coralie Pellecuer, Julie Picard.

par Coralie Pellecuer, professeure des écoles, Nîmes (Gard)

  • Je vais animer un atelier pour apprendre à lire en arabe mercredi.
  • Ah, je ne savais pas que tu parlais arabe…
  • Ben non, je sais pas.
  • Alors tu sais lire l’arabe…
  • Ben non, je sais pas non plus.
  • Faudra que tu m’expliques.

Alors j’explique. On fait cet atelier selon le principe du maître ignorant (maîtresses ignorantes pour nous) : on ne parle pas arabe, on ne lit pas l’arabe. Donc pas de stress : on ne pourra répondre à aucune question, valider aucune hypothèse. On va juste proposer une situation suffisamment riche pour que ceux qui participent à l’atelier puissent construire ensemble des connaissances, pour qu’ils apprennent/s’apprennent à lire en arabe. On apporte aussi un guidage discret, un regard bienveillant et un réel enthousiasme sur les trouvailles de chacun (réel parce que nous non plus, on ne sait pas à l’avance).

Lire en arabe en trois heures ? Tous capables ! Voilà le défi est lancé…

Une première phase dans l’atelier : se confronter à un texte en arabe sans indice.

Faire des hypothèses, seul puis en petit groupe. Les présenter au grand groupe, les confronter, choisir de les valider ou non. Dans ce cadre, les remarques portent souvent sur la forme (majuscules ? Ponctuation ? Des mots qui reviennent…), on a des remarques grammaticales, certains s’essaient à des traductions, on se raccroche à tout ce qu’on sait sur l’arabe. Même si ce n’est pas grand chose, on essaie de regarder les mots de droite à gauche en essayant d’isoler des lettres, on est content de retrouver des chiffres écrits en chiffres (déjà, je sais lire les chiffres arabes, il ne me reste plus que les mots!)

Écrire, calligraphier, ou dessiner ?

Puis on choisit des mots, des lettres, des signes qui nous plaisent et on s’entraîne à les faire avec différents outils (crayons, feutres, calame, plume…), différentes matières (encre, peinture, cirage…) : le but, produire avec son groupe une affiche dont on est fier, une belle affiche. Du plaisir à la faire, du plaisir à la regarder. Ce passage-là, corporel, ce rapport sensuel à l’écrit est essentiel pour rentrer dans la lecture : dessiner, écrire, peindre, décorer, modeler… des lettres, des mots sans savoir les lire est indispensable pour susciter le goût de connaître, de découvrir. Ce mot-là, il est tellement beau que j’ai envie de le faire, de le refaire, de le faire varier mais aussi à un moment, j’ai envie de savoir le lire, de l’isoler dans un texte, de le reconnaître au premier regard. Par le corps, par l’art, on crée/développe/encourage la nécessité de l’apprentissage de la lecture.

Deux situations en parallèle : Le Petit Prince et les photos.

Le petit prince : lire sans prononcer

On donne à chaque personne un extrait du petit prince en arabe (mais en différents arabes : tunisien, marocain, arabe classique…) et ce même extrait dans une langue romane que l’on ne parle pas (roumain, portugais, catalan…) Par des comparaisons avec les différentes versions, on parvient à établir des correspondances entre les mots dans les langues proposées. Comme on connaît souvent bien le petit prince, on peut même arriver à des traductions en français. On arrive en fin d’atelier à lire un certain nombre de mots en arabes, on peut écrire un glossaire, un petit poème, des expressions en arabe… Peu à peu, on trouve normal de savoir lire et repérer plein de mots en arabe, dans différents arabes. Attention, avec cette situation, on lit, mais on ne sait pas prononcer.

Les photos : lire en oralisant

Chaque groupe reçoit des photos d’un voyage au Maroc. Sur ces photos, il y a des choses écrites en arabe et traduites en français (panneaux de signalisation, affiches, noms de magasins…). L’objectif de cette situation est d’écrire un petit texte ou des mots que l’on soit capable de lire à l’oral. Et c’est possible ! Par un travail d’hypothèses de lecture, d’analyse des panneaux, de phonologie, on arrive à lire en oralisant de l’arabe. Les participants sont concentrés, partagent leurs trouvailles, cherchent des indices pour les confirmer puis se prennent au jeu du défi et essaient de lire, cherchent les sons qui leur manquent… C’est difficile, ce qui augmente le plaisir -et la fierté- quand on arrive enfin à lire un mot qui nous résiste depuis un moment.

L’analyse : déclics, frustrations, compétences

Vient pour terminer l’atelier une phase de présentation des travaux par les différents groupes (on lit en arabe, on sait ce que l’on a écrit!). Puis une phase d’analyse. Chacun dit ses déclics et ses frustrations. Que s’est-il passé ? Quelles compétences ont été construites ? Comment les enrichir, les conserver ? Trois heures après le début de l’atelier, tout le monde a été capable de lire de l’arabe. Bien sûr, on ne sait pas tout lire, mais quelque chose a été amorcé, on commence à savoir lire en arabe.

Tous capables, donc. Même moi.

Un regard nouveau sur l’arabe

Lire une nouvelle langue, une langue a priori très difficile avec un alphabet différent et très peu de liens avec ma langue maternelle, pour moi, c’est porter un nouveau regard sur quelque chose que je ne regardais pas avant. Ou du moins, pas avec un regard attentif. Je me surprends à essayer de lire les inscriptions sur les magasins. (Tiens, Nour Market, ce qui est marqué en dessous, c’est Nour Market mais en arabe ! : même si ce n’est pas très malin comme remarque, avant je ne regardais pas ce qui était marqué en arabe, je n’y avais pas accès). J’écoute vraiment les gens qui parlent arabe dans la rue en essayant de reconnaître des mots, en essayant de capter les intonations, l’accent, les sons qu’on n’a pas en français. C’est sûrement pas grand chose pour toute personne ouverte à l’apprentissage des langues mais pour moi, c’est nouveau. Et la langue, quel formidable moyen pour s’ouvrir aux personnes qui parlent cette langue, aux cultures véhiculées par cette langue… Le multilinguisme comme éducation à l’altérité, à la reconnaissance de la richesse de l’altérité.

Un regard neuf sur l’anglais !

Et ce qui est bien avec cet atelier, c’est que ce n’est pas seulement un attrait pour l’arabe qui se développe. Je me suis ouverte à toutes les langues, j’écoute les mamans parler turc, arabe, italien… à leur enfant quand je vais chercher ma fille à l’école. Je fais des hypothèses : Tu as passé une bonne journée ? Attends, tu as oublié ta veste. Ne cours pas dans le couloir ! et même (genre de miracle) j’écoute et je me dis que je suis capable de comprendre tous les films américains sous-titrés… Grâce à cette démarche pour lire en arabe, je me débloque en anglais, langue pour laquelle je me suis auto-proclamée incapable depuis des années.

Épilogue :

Je prépare un tajine pour le repas. Il y a quelque chose écrit en arabe sur la boîte de semoule, je suis sûre que je suis capable de le lire. Le « ou » de Nour, je connais, le « k » de kasbah, Marrakech, je le retrouve, je trouve aussi grâce aux feuilles de notes de l’atelier soigneusement rangées sur le bar de ma cuisine le « s ». Il m’aura fallu une ou deux minutes pour LIRE « couscous » en arabe, je retrouve la jubilation des enfants qui découvrent un mot après l’avoir déchiffré avec difficulté : je peux lire en arabe !