Joëlle PICARD-CORDESSE
2. Hic et nunc
Démarche de grammaire proposée en terminale C il y a deux ans. Je n’ai pu, pour cause de maladie, évaluer les effets à long terme de ce qui s’est passé là, mais les effets à court terme m’ont paru tout à fait intéressants.
Le premier trimestre ayant été consacré à la libération et au développement des capacités de compréhension écrite et d’expression orale, au travers d’activités variées de jeux de rôles, de théâtre, de lecture rapide, de comparaisons de textes, etc., j’ai cru bon et urgent de tenter en décembre une mise au point d’un problème de langue non résolu : l’emploi du prétérit. et du présent perfect. Mon objectif, en imaginant cette démarche, était de faire passer les élèves d’une règle, à mon avis fausse et non opératoire et d’ailleurs dépassée depuis longtemps, à une autre, plus juste et surtout plus stimulante, issue des recherches de la linguistique moderne, et qui n’est d’ailleurs pas une règle mais une problématique conceptuelle, rien moins que le concept d’aspect. Voici comment-. Je formulais la chose à l’époque : passer de l’opposition terminé-daté / toujours en cours ou non-daté à l’opposition “je parle de moi ici et maintenant” (present perfect) / “Je prétends ne pas parler de moi et transporte mon interlocuteur sur les lieux de l’action” (prétérit)
Nous venions d’étudier le texte d’une chanson de Dire Straits The man’s too strong. La recherche menée par la classe sur le sens du texte avait donné naissance a des lectures fort diverses et fort passionnantes, et la vérification des hypothèses achoppait sur la non-reconnaissance par les élèves des nuances de sens qu’apportait par, moments dans le texte le passage du prétérit au present perfect et vice-versa ; j’avais donc demandé en guise de synthèse linguistique que. chacun écrive un texte qui commencerait par : “You don’t know who I am”. Les textes ainsi produits devaient manifester le niveau de maîtrise -— en production, cette fois — de l’opposition entre les deux formes- Ils révélaient, en effet, le plus grand désordre et la plus grande incohérence. Après affichage des textes et lecture silencieuse des textes des autres, je propose donc le travail suivant.
Première heure : les élèves travaillent par deux. Je donne à chaque paire d’élèves l’une des six phrases suivantes, avec la consigne suivante : imaginer un contexte, une suite, en dix minutes.
1 — He’s gone to America.
2 — He’s been to America.
3 — He went to America.
4 — Where have you gone?
5 — Where have you been?
6 — Where did you go?
Socialisation en groupe-classe : chaque “paire” donne la suite qu’il approposée, et que je note au tableau sans discussion.
1 – He’s gone to America — because he wasn’t happy in his country. But he has had a lot of disappointment. — to find a job and to become rich. — Here he found a wife, and now he’s living in America.
2 – He ‘went to America — because he wanted to speak English better. — because he has found a job and it was his dream. — Now he lives in France and he remembers the years he spent in America.
3 – He went to America — he met the woman of his life. Now they’re happy and they’ve got lots of children. — because he wanted to discover a new world, to see it, and why not, to live it.
4 — Where have you gone ? — Last summer I’ve gone to the States for my holiday. — I’ve gone somewhere
5 — Where have you been ? — I have been to America to do a report. — Before being in New York, I’ve been in Chicago but I prefer New York.
6 — Where did you go ? — I went to the cemetery to see old Rudi Valentino. I wanted to do lipstick traces on his name. — We went to America for two years.
Qu’est-ce qu’on accepte ? Critique des propositions, élaboration de critères. Animation—tableau où j’écris ce qui me semble important, en usant parfois de reformulations de mon cru destinées à provoquer la surprise, l’étonnement, bref à déstabiliser les savoirs anciens (1). Par exemple : “Deux formes. pour un même sens. Peu économique.
Représenter l’opposition au moyen d’un schéma. Travail individuel, affichage. Tous les schémas situent de diverses manières les deux formes verbales sur une “ligne du temps” et représentent dans l’ensemble assez valablement une opposition de type terminé—daté ! toujours vrai. On peut estimer que cette première phase a permis une bonne révision des connaissances acquises les années précédentes.
Deuxième heure : les élèves se regroupent par 3 ou 4 ayant travaillé sur des phrases différentes, les 1 avec les 2 et les 3, les 4 avec les 5 et les 6.
— Ajouter “nous” aux phrases au present perfect. Créer cette fois encore un contexte autour de l’opposition prétérit / present perfect mais au moyen d’un jeu de rôles.
Je prends en note les textes des jeux de rôles produits et les leur distribue, tapés a la machine le lendemain, pour que soient matérialisées les étapes de leur cheminement.
1 —-He’s been to America. — Now he’s in France. — I want to go to Australia.
2 — I want to tell you something. My brother’s gone to America. — What does he do now ? -— He’ s a reporter
3 — I went to America in 1968. I met a beautiful girl. I wanted her to marry me. — Have you seen Laurent ? — No, he’s gone to America. He’s with a girl.
4 — What does he do now ? — He’s gone to america now. — Look at this man. Do you know what he became ? — He went to America. Don’t you know ?
5 — Is X at home? — He’s gone to America. — What is he doing ? — He’s looking for a job.
6 — She’s been to america. — Why ? — Because she wants to prepare an attentat.
7 — Where have you gone ? — To the supermarket, to buy chicken. — Where did you go last summer ?
8 — Where have you been ? — To the groceries. I went to the States. — Where have you gone now ? — I can’t remember.
Troisième heure : on travaille maintenant sur des textes écrits par moi. La consigne est nouvelle— et. surprend toujours dans un cours de langue : mimez
1 — Where have you been now ?
—‘Don’t shout. I’ll go and get washed.
2 — Where have you been ?
— Were you worried ? I told you I would be late.
3 — I told you last time I didn’t want him here.
— He’s been to America now.
— And you think that will be enough to make me change my opinion ?
4 — Where have you gone now ? You know I can’t live without you.
5 — I told you last time I didn’t want him here.
— He’s been to America, you know.
— I see. Well you’re right. I’m sure that’s going to help.
Début de la quatrième heure: Je commence le cours à la surprise générale par :
“I went to America in 1959. I settled there because I liked the country. I wanted to find a wife and a job and… ” Un long récit que je mène sur un ton monotone et rapide ponctué de then … and, but … ” etc. à la manière d’Arlo Guthrie (Alice restaurant) Les élèves écoutent assez fascinés. pour le moins interloqués Schéma de l’opposition entre ce que je viens de faire et ce que vous avez miné ou vu mimer hier.
C’est gagné ! Le concept est là, dans le rouleau à pâtisserie de la mégère,’le suaire du revenant et l’œil omniprésent. Le professeur ravi :
-Alors ? Qu’est-ce que vous en dites ? Est-ce qu’on pourrait maintenant dire quelle est la différence entre les deux séries de formes ?
Un doigt se lève, une voix s’élève : “Le present perfect c’est pour les actions terminées et datées, le prétérit, C’est pour le reste.”
Faut-il préciser que le professeur est déçu ? La formulation nous ramène brutalement au premier état des schémas, et encore, tout à l’envers !
Je ne sais plus ce qui s’est passé ensuite, le temps a passé depuis, et l’impression qui m’est restée de ce jour d’effroi est que je m’étais fourvoyée d’un bout à l’autre, et d’abord et surtout dans l’évaluati0n des besoins subjectifs des élèves à ce moment-là. Peut-on dire qu’un savoir grammatical est construit quand il ne bouscule pas de manière radicale les références et le discours des intéressés dans ce domaine ? Si mon enthousiasme devant la réussite de ce que je considérais pour eux comme une conquête conceptuelle de taille était si peu partagé, n’était-ce pas que le jeu de construction était amplement resté jeu gratuit, extérieur, meaningless ? À| mieux y réfléchir, les choses ne sont pas si simples. Qui a levé le doigt ce jour-là ? Où en était-il personnellement de son rapport au savoir grammatical ? Par quelles réussites, par quels échecs était-il passé auparavant ? De quelles hésitations, de quel recul sa phrase si déconcertante était-elle l’expression ? La déconstruction d’un savoir, fût-il en “langue étrangère, est toujours un épisode dramatique qui met en cause des systèmes de repère (institutionnels, relationnels, idéologiques) sans commune mesure avec l’importance toute relative en somme que professeurs et élèves accordent au, prétérit et au présent perfect
Note : (1) J’appelle savoirs anciens les règles conscientes ou inconscientes qui fonctionnent a un moment donné dans la tête de l’élève, que ces savoirs soient ” corrects ” ou ” incorrects “. Le mot savoir recouvre pour moi l’état toujours provisoire mais toujours arrêté des représentations mentales de la chose.