Intervention Controverse Marion Bohy-Bunel


Le plurilinguisme, une expérience à vivre !

Marion Bohy-Bunel

 

Ma position concernant le besoin que nous avons de la langue des autres s’est construite à partir de mes observations dans les différentes situations de plurilinguisme que j’ai pu vivre.

Pallier les problèmes de compréhension

L’expérience qui m’a le plus marquée à ce sujet est celle d’un séminaire auquel j’ai participé pendant mon service volontaire européen, il y a deux ans. J’ai passé 8 mois à Berlin, et dans le cadre de ce programme de la Commission Européenne, il est prévu que les volontaires, après quelques mois dans le pays d’accueil, passent deux semaines ensemble pour se rencontrer, échanger sur leurs expériences, tisser des liens peut-être : une façon de construire l’Europe autrement que par des échanges économiques. Nous étions quinze jeunes volontaires d’Italie, de Grèce, d’Estonie, du Chili, de Colombie, de Hongrie, de Bulgarie, de République Tchèque, de Pologne, de France et de Belgique, et l’allemand était la seule langue que nous ayons tous en commun, la langue véhiculaire pour ainsi dire. Mais comme nous parlions chacun avec un niveau différent, des stratégies s’étaient mises en place pour pallier les problèmes de compréhension. C’est à ce moment-là que j’ai pu vérifier le phénomène d’intercompréhension qui est parfois possible entre deux locuteurs dont la langue première appartient à la même famille de langue. Les Italiennes et les hispanophones parlaient chacun dans leur langue, et se comprenaient parfaitement. Les Tchèques, les Polonais et les Bulgares aussi pouvaient à peu près se comprendre sans langue intermédiaire, tandis que la Grecque et l’Estonienne, par exemple, devaient absolument passer par l’allemand pour s’adresser aux autres.

Une dynamique de groupe qui valorisait l’individu

C’est pendant ce séjour que j’ai pu mesurer l’importance de la relation entre la maîtrise de la langue de communication et la place de l’individu dans un groupe. Les personnes qui maîtrisaient le mieux l’allemand étaient les premières à pouvoir exprimer leurs opinions sur le fonctionnement et l’élaboration des règles de la vie en collectivité, puisqu’elles comprenaient tout ce qui se passait et se disait, et étaient en mesure d’y répondre et de négocier. D’une certaine façon, c’étaient elles qui avaient le pouvoir. Mais d’un autre côté, il y avait d’autres paramètres, et heureusement, qui permettaient aux autres d’avoir leur place dans le groupe. C’était en grande partie par leur savoir-être et leur implication dans la vie en collectivité, mais aussi par leur désir de s’exprimer coûte que coûte, quel que soit leur bagage linguistique, en faisant preuve de créativité.
D’autre part, les deux responsables du séminaire ont mis en place des activités et un fonctionnement pour construire une dynamique de groupe qui valorisait l’individu et favorisait l’échange sous toutes ses formes. C’est en fait essentiellement par le faire-ensemble et le jeu que cet objectif a été atteint, contournant ainsi les difficultés liées à la compréhension linguistique. L’organisation pour faire les courses, la cuisine, le ménage, et les jeux d’orientation, de communication, jeux sportifs, activités manuelles de toutes sortes ont permis une forte cohésion, peut-être plus passionnante encore que dans un groupe unilingue à cause des fortes différences culturelles qui s’exprimaient au sein d’un seul groupe.
Cette expérience m’a permis d’expérimenter des méthodes pour construire une dynamique de groupe multiculturel et plurilingue, en même temps qu’elle a conforté ma position sur la nécessité de s’exprimer dans la langue de l’autre.

Quel besoin avons-nous de la langue des autres?

Cette façon de poser la question exclut d’emblée la possibilité que nous n’ayons pas besoin de la langue des autres. Et avec raison, puisque de fait, la « langue des autres » ne fait que nous rappeler que nous avons besoin d’elle. En témoignent les phénomènes de code-switching quand un locuteur change de langue au beau milieu d’une conversation, et les interférences, sous la forme d’emprunts ou de bouleversements syntaxiques. Ainsi, les Francophones de Belgique empruntent à la syntaxe du néerlandais quand ils disent « Sur la rue » ou « J’attends après lui ». Sans peut-être le savoir, même le locuteur dit « unilingue » a besoin de la langue des autres, qui devient sienne dans quelques emplois. Sans cela, les francophones devraient renoncer à dire week-end, chiffre ou abricot, ou à prendre congé en disant ciao. Car c’est inévitable, une fois que nous avons fait la connaissance d’une nouvelle forme linguistique, il est difficile par la suite de s’en passer si cet emploi recouvre une réalité que notre langue maternelle, ou langue première, n’avait pas pensé à nommer.
Nous avons aussi besoin d’étrangeté, ne serait-ce que par goût pour la diversité des perceptions. Tout comme nous avons besoin de musique et de peinture, par plaisir des sens, nous avons besoin d’entendre des mélodies, des intonations, des prononciations étrangères, de voir des lettres, des idéogrammes, des caractères différents, qui nous font sortir de notre environnement sonore et visuel habituel. Le contact avec les langues étrangères nous renvoie à la relativité de notre culture, et c’est indispensable. Nous avons besoin que quelque chose nous rappelle que ce qui nous environne, ce que nous faisons par habitude aurait pu être tout autre. Les enfants, lorsqu’ils apprennent à parler, nous mettent en face de notre langue première à travers leurs difficultés pour se l’approprier. Alors nous découvrons que l’expression linguistique de notre pensée et de nos émotions ne va pas de soi.
Ainsi, il nous arrive d’avoir une distance vis-à-vis de notre langue et plus largement vis-à-vis de notre quotidien, et ceci grâce au contact avec la langue des autres.

Mais ces phénomènes sont ponctuels et ne correspondent pas à un choix conscient d’aller vers une langue étrangère. Pourtant, la découverte d’une langue a tout à nous apprendre.

1. La langue véhicule notre perception du monde

Au niveau de la pensée, tout d’abord. Une langue, bien qu’à proprement parler on devrait dire l’ensemble des usages linguistique d’un groupe de locuteurs, c’est une ouverture sur la façon dont on perçoit le monde. Si je parle d’un « crapaud à carapace », comme on dit en allemand, au lieu de dire tortue, cela n’est pas sans implication sur l’imaginaire que je vais créer chez mon interlocuteur. Le fait de décrire des réalités grâce aux mots donne aux langues une très grande liberté qu’il est passionnant de connaître. Notre perception du monde est très riche, elle s’adresse à tous les sens, convoque des tas de significations, et son expression linguistique, autrement dit la mise en mots de notre analyse sensorielle, émotionnelle, psychologique, est très diversifiée selon les langues. On est parfois déçu de ne pas retrouver dans une langue dite étrangère un concept bien connu dans notre langue première, et on a alors l’impression que la paraphrase est impossible, qu’il faut expliquer tous les aspects de la réalité culturelle à laquelle il renvoie. Le concept de laïcité, par exemple, est la perception d’une réalité française mise en place par des choix politiques très contextualisés. Il est presque impossible d’en trouver un équivalent linguistique, qui se réfèrera à la même histoire.
A l’inverse, lorsque nous faisons la connaissance d’une langue étrangère, il nous arrive d’être ravis de voir qu’en un mot, on peut exprimer des tas de nuances que nous retrouverions au moins avec une phrase dans notre langue première. Il y a par exemple ce mot en Tshiluba, langue parlée au sud-est du Congo, considéré comme le numéro 1 des mots les plus intraduisibles : ilunga désignerait une personne prête à pardonner tout abus une fois, deux fois, mais jamais trois fois. Je ne parle pas le Tshiluba, mais ce genre d’extase liée au pouvoir de nommer quelque chose de nouveau se produit au contact de n’importe quelle langue étrangère.
Nous avons besoin de la langue des autres pour ça, pour ce regard différent que nous pouvons porter sur le monde grâce à son découpage particulier par une langue.

2. La langue est un vecteur d’échange

Une langue est l’usage qu’en font ses locuteurs, il serait donc impropre de lui prêter des caractéristiques immuables, mais en un temps donné, on peut considérer qu’elle incarne la culture de ses usagers. Nous avons besoin de la langue des autres pour cette raison aussi. S’intéresser à la langue de l’autre, c’est s’intéresser à sa culture, mais bien plus, c’est le reconnaître comme le dépositaire de sa langue-culture, c’est donc rentrer en contact avec lui en l’investissant d’une sorte d’autorité. Si cet intérêt est réciproque, il y a une égalité qui s’établit entre les interlocuteurs, chacun étant reconnu et valorisé pour sa maîtrise de l’étrangeté. La langue, lorsqu’elle est l’objet d’une conversation, est donc vectrice d’échange, un moyen d’entrer en communication avec l’autre.

3. La langue est un instrument de domination

La langue des autres, dans une dimension très large, c’est aussi celle que parle l’avocate, le chirurgien, l’administration, le plombier, la vendeuse de microprocesseur. On mesure alors quel besoin nous avons de comprendre leurs mots, des mots qui appartiennent à une réalité que nous connaissons mal, qui appartiennent à la langue de spécialité, et sans lesquels nous sommes incapables d’être sur un pied d’égalité dans leur domaine. Lorsque nous prenons la parole, nous faisons des choix qui nous définissent socialement, et il est parfois préférable de s’adapter à la situation de communication, en sachant jongler avec les niveaux de langues ou les façons de parler. C’est important, parce que la langue est aussi un instrument de domination, selon la situation dans laquelle nous sommes, et il faut que nous soyons en mesure de construire un échange dans lequel chacun est respecté et pris en considération.

4. La maîtrise de la langue des autres n’est pas indispensable, mais…

Pour entrer en communication avec d’autres, nous avons heureusement des ressources en-dehors de la langue. L’attitude, le regard, les sourires, les gestes communiquent eux aussi des choses, même si elles sont moins précises et n’expriment pas toutes les nuances de la langue.
Par ailleurs, les traducteurs et les interprètes sont des passeurs et des médiateurs pour la transmission des langues-cultures, mais leur travail, quelle que soit sa qualité, ne fait que contourner le problème. Il est bien plus intéressant de se confronter individuellement à la langue et à la culture des autres, car même si la communication est plus laborieuse qu’avec un interprète, elle fait appel à des ressources autrement plus enrichissantes en terme de créativité et de sociabilité.