Paroles plastiques


Faire un pari sur l’intelligence des enfants, c’est aussi croire qu’ils sont capables à tout âge de conceptualiser.

Si j’avais eu un doute, la démarche d’Odette Bassis sur les polygones, vécue au Congrès de Toulouse, en novembre 1985, m’aurait convaincue de la nécessité non seulement de la conceptualisation mais aussi de la bataille pour la mener jusqu’au bout dans les têtes.

Autour de moi, j’entends dire souvent par mes collègues ou par les parents :

“-Ce n’est pas de leur niveau.

 -C’est trop dur.

– Ils n’en sont pas à ce stade.

– Ils savent à peine lire et écrire.

-Tu les fais trop réfléchir.

– Ça prend trop de temps, j’ai un programme…”

Autant de remarques, autant de regards qui doutent des capacités immenses de ces enfants.

Mon pari de retour du Congrès a été de faire conceptualiser les élèves des classes de 6ème, y compris en Arts Plastiques.

En 6ème, les élèves arrivent en connaissant deux procédés d’utilisation du crayon de couleur : le coloriage et l’estompage au buvard. Il m’appartient d’enrichir leur vocabulaire plastique.

            Les contraintes de départ sont en apparence strictes, mais elles sont là pour stimuler l’imaginaire et pour pousser les élèves à trouver d’autres solutions que celles qu’ils possèdent déjà.

À partir de personnages de deux personnages de bandes dessinées, les élèves ont à donner l’impression d’une foule, -mise en évidence des problèmes de composition et des stratégies employées par chacun-, puis chaque personnage doit faire l’objet d’un procédé d’utilisation différent du crayon de couleur. Au dos de leur feuille, ils doivent nommer les procédés inventés, avec la consigne que l’on puisse les retrouver.

À l’analyse il apparaît trois types de nomination :

            – une en rapport avec les couleurs : bleu clair, noir et blanc un peu foncé, violet avec rouge, etc.

            – une en rapport avec les motifs utilisés : en cœur, en carré, en vague, en triangle, en rayures, en quadrillage, en croix, en montagnes, etc.

– une dernière en rapport avec le geste : de haut en bas, ‘en diagonale, en tortillant, en ressort, en rayant, en appuyant, en tourbillon, en zig-zag, etc.

La nomination comporte donc un descriptif, ou une association d’idées, ou une prise de conscience du geste et déjà une symbolisation.

Au début ils hésitent beaucoup à inventer :

  “- Madame, je peux faire comme ça ?

  –   Est-ce-que c’est juste ?

  – On n’y arrivera pas, ce n’est pas possible.”

Autant de questions m’indiquant leur peur de mal faire, le manque d’autonomie dans lequel l’école les maintient. Ils ont peur de se risquer, peur d’un jugement négatif.

Cette première partie achevée, nous passons à l’élaboration des définitions des procédés ; les objectifs étant la mise en commun des richesses de chacun, déclencher une réflexion sur le geste et la trace, donc se construire une théorisation de chaque procédé.

Au cours de la première heure, nous réussissons à faire deux définitions. La partie est loin d’être gagnée. Ils rechignent, Je dois batailler pour les faire écrire. En dessin on dessine. Alors pourquoi écrire et réfléchir ?

Habitués à des résumés tout faits, ils ne comprennent pas pourquoi je les sollicite, pourquoi je ne lâche pas le morceau même quand ils croient avoir fini ; sans cesse je les pousse à préciser.

La semaine suivante, ils avaient à préparer deux définitions chacun. On met en commun les définitions d’un même procédé. Je note tout au tableau : on compare, on analyse, on affine, j’efface, j’écris sous leur dictée. Le tableau se charge de mots aux significations de plus en plus précises. On avance.

C’est alors qu’une élève me demande : ” – A quoi cela va nous servir ? Pourquoi on fait ça ? ” Enfin, ils s’interrogent sur le sens de ce travail. Je leur donne des arguments :

  ” – Un résumé, ce serait plus facile pour moi, mais demain vous aurez tout oublié, donc ce serait parfaitement inutile. Je pense par contre que lorsqu’on construit soi-même, en confrontant, en comparant, en argumentant, en choisissant, là on s’en souvient.”

Nous repartons de plus belle dans l’élaboration des définitions. Un regret cependant, celui de ne pas pouvoir conserver les phases d’élaboration intermédiaires, travaillées sur le tableau. Mais il sera intéressant de comparer une ou deux définitions produites par les élèves et celles du dictionnaire Larousse, et de se rappeler que ces élèves ne sont pas considérés comme des élèves brillants par les collègues du collège.

Après avoir défini un certain nombre de procédés, on cale : ‘’Reprenez vos dessins et regardez ce qu’il y a d’autre !”

Un enfant cite le gribouillage. Rires.

  • ” C’est pas un procédé, c’est n’importe quoi ! ” dit un autre.
  • Alors, vas-y, donnes-en une définition ! “

Les rires cessent. Il peine mais i1 cherche ; les autres l’aident.

Après l’élaboration de la définition :   –    “Alors, c’est n’importe quoi ? “

Ils sont bien obligés de reconnaître l’inverse.

Définition du gribouillage par le Larousse : Écriture illisible, dessin, peinture, brouillés, informes.

Définition élaborée par les enfants : Le remplissage par gribouillage, c’est remplir une forme par des lignes mélangées dans toutes les directions, qui se croisent, qui se superposent, qui sont exécutées par un geste rapide qui leur donne un aspect irrégulier et emmêlé. On peut varier les couleurs, les épaisseurs, la concentration.

Ou cette autre définition, celle du coloriage, par le Larousse : Action de colorier, appliquer des couleurs.

Par les enfants : Une forme remplie de couleurs dont on peut varier le sens du coloriage (à la verticale, à l’horizontale, en oblique, en rond), la quantité de couleurs (1, 2, 3, etc.), les contrastes clairs ou foncés, la tenue du crayon.

Ou encore cette autre sur l’estompage, par le Larousse : Action d’estomper, caractère de ce qui est estompé. Estomper : étaler les traits de crayon d’un dessin de façon dégradée.

Par les enfants : L’estompage, c’est remplir une forme de couleurs dont on élimine les traces de crayon en passant du buvard par-dessus ou un objet doux, ce qui éclaircit la couleur et lui donne un aspect plus doux. On peut aussi directement colorier sur le buvard et frotter dans la feuille de dessin, dans la forme choisie. (Voir Annexe 1.)

Ces quelques exemples montrent la richesse des définitions élaborées par les enfants. C’est parce qu’ils ont agi eux-mêmes en dessin, qu’ils ont pu agir aussi eux-mêmes sur les mots et donc théoriser leur pratique par une confrontation avec les autres.

Une idée importante aussi qui a été cassée dans leur tête, c’est l’utilisation du tableau comme résultat de la parole du maître, au profit de l’idée de brouillon, d’outil de conceptualisation.

Cette semaine j’ai demandé à la classe s’il y avait des volontaires pour écrire comment on avait procédé il y a deux mois pour élaborer ces définitions ; trois élèves se sont portés volontaires.

Bien sûr, ils savaient que ce qu’ils écriraient m’aiderait à la rédaction d’un article. Parmi eux, celle qui m’avait demandé l’utilité d’un tel travail. (Voir Annexe 2).

Deux mois après ils s’en souviennent encore. 

Les définitions qu’ils ont données mettent l’accent sur le geste, la manière de faire, sur l’aspect visuel, sur la trace laissée, sur les analogies entre geste et trace, sur les différentes variations notées.  I1 n’est donc pas erroné de dire qu’ils ont pris possession sur le réel en mettant en relation des éléments divers, qu’ils ont acquis un pouvoir d’analyse et de théorisation et enfin qu’ils ont pris pouvoir sur la langue, sur l’écrit, tout en agrandissant leur registre plastique.

Les croire capables les rend capables parce qu’on essaie de les mettre dans des situations de réussite, mais cela demande une vigilance et une exigence énormes.

Annexe : Extraits des trois comptes-rendus :

* On a cherché des procédés, comment on a colorié, si c’était en rond, en faisant des formes géométriques, en coloriant sans changer de couleur. En cherchant des définitions tous ensemble. Les élèves cherchaient des définitions et le professeur écrivait ce qu’on lui dictait et on essayait de tourner les phrases bien mieux…

** Nous avons tâtonné en réfléchissant. Puis nous avons noté toutes les idées au tableau et en les assemblant nous avons formé la définition…

*** Ce n’a pas été très facile mais nous zi sommes arrivés.