Monsieur Deshoullières, vous êtes le directeur de l’institut Jacotot, et vous avez bien voulu nous parler des principes de l’Enseignement universel, sur lesquels Joseph Jacotot a fondé sa célèbre méthode. Mais pouvez-vous nous dire en quelques mots en quoi consiste cette méthode ?
— Par MÉTHODE on entend fréquemment l’ordre dans lequel un auteur distribue et classe les faits divers dont se compose une science. Pour nous, nous entendons par ce mot, la marche directe que chaque élève se trace lui-même naturellement, en partant de ses prénotions particulières. Dans l’Enseignement universel, le maître n’impose donc point de méthode a son élève ; il n’en reconnaît point d’indispensable, et ne croit point qu’il y ait un ordre ni un mode d’exposition essentiellement nécessaire : il sait que la richesse des moyens par lesquels l’esprit se transporte d’un point à un autre est inépuisable, ainsi que la variété avec laquelle il coordonne toutes ses acquisitions. Le maître de l’Enseignement universel n’a donc point de méthode et ne doit point en avoir ; il dit à l’élève, fais, et l’élève obéit par sa méthode à lui.
— Il n’y a donc pas de “méthode Jacotot” ?
— Non, et c’est le premier éloge qu’il faut lui accorder ; elle est la méthode même de la nature, celle qui guide l’enfant quand il apprend sa langue maternelle, seul, sans aucun secours, et malgré les obstacles que nous mettons souvent au développement de ses pensées.
— N’est-ce pas quand même le rôle du maître d’aider l’enfant par des explications, des suggestions…
— Il n’a qu’une tâche à remplir : celle de forcer l’élève à s’instruire lui-même, et à rendre compte de ses acquisitions et de ses remarques. Il doit s’abstenir de toute suggestion facilitante, qui pourrait, il est vrai, conduire l’élève à quelques remarques particulières, mais qui tendrait à lui faire contracter la funeste habitude de réclamer et d’attendre un secours étranger..
— Et s’il se trompe, s’il commet des erreurs ?
— Le maître n’est même pas chargé de le rectifier ; il le force simplement à justifier toutes les pensées par des faits, et s’en rapporte à l’expérience pour corriger ses méprises momentanées.
— Vous rejetez – donc toute explication ! – Quelle peut être l’utilité d’explications fugitives, quelquefois si confuses, toujours trop rapides ou trop lentes, et d’autant plus insuffisantes qu’elles s’adressent à la fois à un grand nombre d’élèves dont les besoins sont si différents ? Ces explications rendent l’esprit des enfants paresseux et inactif. Montaigne le pensait déjà : “ils se laissent aller sur les bras d’aultruy, et leur force s’anéantit; ils ne trouvent rien, voire ils ne cherchent rien.” Et Rousseau disait: “Notre manie enseignante et pédantesque est toujours d’expliquer aux enfants ce qu ils apprendraient beaucoup mieux d’eux-mêmes… Vous abrutirez votre élève si vous allez toujours le dirigeant.”
— Mais peut-on exiger d’un élève qu’il reconstruise seul le grand édifice du savoir ?
— En réalité, nous ne repoussons pas obstinément toute explication,. et nous n avons pas le dessein de séquestrer nos élèves de la société. Ne sont-ils pas réunis en des cours publics où règne le dialogue le plus animé et l’échange le plus rapide dans les pensées ? C’est donc moins contre les explications elles-mêmes que contre l’esprit dans lequel on les donne que s’est élevé M. Jacotot. Mais nous nous opposons a ce que les professeurs fassent naître dans l’esprit des élèves le fatal préjugé qu’on ne peut s’élever à la science qu’à l’aide d’un nombreuse hiérarchie d’explicateurs et de sous-explicateurs. Nous nous opposons surtout à ce qu’ils substituent continuellement leurs aperçus à ceux de l’élève. Personne ne peut observer pour nous, comparer et classer pour nous; il faut donc en conclure que là où manquent notre activité propre et nos combinaisons personnelles, là doivent manquer les véritables et solides connaissances.
— On ne peut pourtant pas éviter que l’élève ait recours à des livres, des revues…
— Ce n’est pas la même chose; les livres, en nous offrant sans cesse des notions nouvelles, rappellent, dès qu’on le veut, celles qui se sont effacées; on les prend lorsqu’on en a besoin; on les quitte dès qu’on est mal disposé. Les livres seuls suffisent à l’élève pour lui fournir les expl1cat1ons destinées a combler l’intervalle qui se trouvait d’abord entre quelques-unes de ses idées.
— Vous leur réservez donc une grande place.
— Oui. L’essentiel, c’est de puiser soi-même dans les livres.
— Mais il y a le risque de l’incomprehens1on devant un texte trop difficile…
— Ce n’est pas un problème. En parcourant rapidement un livre d’un bout à l’autre, en passant hardiment sur ce qu on ne peut comprendre, on acquiert une idée générale de ce qu’on veut apprendre, et à force de recommencer sa lecture, on voit chaque jour s’éclaircir quelques-unes des premières difficultés. Tout se développe, tout se commente, tout s’explique l’un par l’autre à l’aide de mille rapprochements inattendus qui s’opèrent dans l’intelligence. — Peut-être, mais tous les élèves ont-ils la même intelligence ? — Que l’on veuille donc enfin comprendre que par ces mots, égalité d’intelligence, nous ne désignons ni une égalité de facilité, qui dépend uniquement de l’habitude et de l’exercice ; ni une égalité dans la somme des connaissances, qui varie suivant le travail ; ni même une égalité dans les goûts, qui dépend de mille circonstances ; mais uniquement l’égalité dans la nature de notre intelligence, c’est-à-dire dans la faculté de saisir des rapports et d’ajouter sans cesse au nombre de ceux que nous avons saisis.
— On dit pourtant que certains sont plus scientifiques, d’autres plus littéraires…
— Il n’y a point, comme un aveugle préjugé le prétend, autant d’esprits différents qu’il y a de variétés de connaissances : il n’y a point un esprit pour la musique, un esprit pour le calcul, un esprit pour la poésie, un esprit pour le mécanisme, un esprit pour le dessin, etc. Et M. Jacotot est bien placé pour l’affirmer. N’oubliez pas qu’il a été successivement professeur d’humanités, capitaine d’artillerie, secrétaire intime d’un ministre, substitut du directeur de l’école polytechnique, professeur d’idéologie, de langues anciennes, de mathématiques transcendantes, professeur à l’école de droit, professeur de littérature à Louvain, enfin directeur de l’école normale militaire en Belgique. Alors, n’est-il pas temps enfin de reconnaître l’unité de nature et d’opérations dans l’intelligence humaine, et de proclamer qu’elle suffit à tout, telle qu’elle est départie à tout le monde ?
— On peut donc tout apprendre ?
— C’est pourquoi notre méthode d’enseignement prend le titre d’UNIVERSELLE Mais l’élève ne doit qu’a lui seul la science qu il acquiert ; il marche seul et renverse seul les obstacles qu’il rencontre. Le défaut de maître et de fortune cesse alors d’être un obstacle à l’instruction des pauvres. La doctrine de M. Jacotot mérite donc, sous le double rapport de l’intelligence et de la volonté, le beau nom qu’elle porte, celui d’affranchissement et d’émancipation.
ÊTRE ÉMANCIPÉ c’est n’être plus asservi au joug funeste des explications, ni au préjugé flétrissant de l’inégalité intellectuelle ; c’est comprendre la valeur de son âme, sa puissance et son aptitude à tous les genres d’études ; c’est posséder la conviction qu’il n’est aucune limite posée par la nature à nos acquisitions intellectuelles, ni à notre amélioration. Tel est le but de l’émancipation et de l’enseignement universel, que l’on détériore, si on ne l’emploie que comme un moyen d’étudier, de savoir, et non pas de créer et de se faire soi-même.
Note : Cette interview est imaginaire. Mais les propos ne le sont pas ; ils se trouvent dans une brochure publiée en 1833 ou 1834 par M. Deshoullières : Résumé des principes et des exercices de l’Enseignement universel, appliqués à l’étude de la composition française, à Paris, chez Mansut fils, éditeur. Le texte est trop long pour être reproduit in extenso. La forme de l’interview imaginaire permettait d’en donner l’essentiel. Les quelques rares modifications apportées au texte se limitent au montage et à l’enchaînement des phrases. (Sur Jacotot, voir le précédent numéro de Dialangues.)
F. Picard.
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