Marie-Madeleine SEGONNES
Difficulté en classe d’espagnol (2de) : le texte proposé est un dialogue entre un enfant et la bonne : « Felisa, dime como naci. » (passé simple) : Felisa, dis-moi comment je suis né (passé composé) La reprise est délicate et donne lieu à : « El niño quiere saber cómo ha nacido » (passé composé) On avait pourtant remarqué que “naci” est un passé simple et ce n’était pas tombé dans le vide, puisque la traduction a donné quelquefois : “Felisa, dis-moi comment je naquis.”
Visiblement la confusion est grande dans l’esprit des élèves entre ces passés simple et composé ; je m’en tiens à l’explication simplificatrice : en français, on ne parle pas avec le passé simple, qui est réservé à l‘écrit (sauf s’il s’agit –de transcrire un dialogue). Mais la présence de passés composés dans le cours du texte n’est pas pour clarifier la situation. Sur ces entrefaites je reçois une lettre d’une amie espagnole :
“Cuando llegamos de vacaciones (PS)
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Quand nous sommes rentrés de vacances (PC)(1)
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encontré tu postal... (PS)
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J'ai trouvé ta carte.(PC)
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Este verano hemos hecho muchas cosas (PC)
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Cet été nous avons fait beaucoup de ch0ses (PC)
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lo mâs importante ha sido (PC)
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la plus importante a été (PC)
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comprarnos una casa en Madrid.
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de nous acheter une maison à Madrid.
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Estoy muy contenta.(PRESENT)
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Je suis très contente (PRESENT)
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También fuimos a las lagunas (PS)
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Nous sommes aussi allés à Las Lagunas (PC)
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y estuvimos cuatro dias. (PS)
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et nous y sommes restés quatre jours. (PC)
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Me acordé de ti... (PS)
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J'ai pensé à toi... (PC)
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L’alternance passé simple/passé composé me paraît très claire dans cette lettre : la phrase qui utilise les passés composés se termine par un présent : l’achat de la maison conditionne évidemment la vie présente et future de la famille. Mais les autres événements de ces vacances ne sont plus que des souvenirs et sont donc exprimés au passé simple.
Le passé composé suppose une relation avec le présent, c ‘est ce qu’ enseigne la. grammaire française. Mais d’où vient que le français établit une relation avec le présent là où l’espagnol n’en met pas, puisque je me suis vue forcée de traduire les passés simples par des composés ? Il me semble que l’anglais, l’allemand, le portugais, — l’ italien ? — fonctionnent comme l’espagnol.
La dernière réunion du Secteur Langues du GFEN me donne l’occasion d’une petite discussion sur le sujet que j’essaye de creuser un peu plus. Le recours au maître en la matière, Benveniste, me rappelle la distinction récit historique/discours (2) : le récit historique exclut toute forme “autobiographique” (ni tu, ni je, ni ici ni maintenant) et son temps fondamental est l’“aoriste” (Ou passé simple), temps de l’événement hors de la présence d’ un narrateur alors que le discours emploie toutes les formes personnelles (je, tu, il) et tous les temps… sauf l’aoriste, la relation de personne étant présente partout.
Benveniste ne parle pas de relation au présent, mais à la personne. Pourrait-on y voir la clef du problème ? Le présent est éminemment le temps du “je” et un “je” s’adressant à un “tu” pour lui parler d un “il”, voilà une relation de personnes et donc une relation avec le présent des interlocuteurs. Il n’y a relation au présent que s ‘il y a une: relation de personne : le romancier, l’ historien ne s adressent à personne : ils s ‘expriment au passé simple ; de même l’élève composant sa rédaction ne s ‘adresse qu’à son professeur de façon tout impersonnelle et cela donne ce style artificiel des rédactions scolaires que Claude Duneton dénonce dans Parler croquant :. “Dimanche dernier mes camarades et moi décidâmes d’aller faire une promenade à bicyclette…”
Or l’espagnol semble ne pas fonctionner ainsi. Le présent qu’il considère serait semble-t-il plus “objectif” : la distance que je mets n’est pas entre moi et mon interlocuteur mais entre moi et le fait que je raconte à mon interlocuteur que celui-ci soit concret ou abstrait. Quelle différence y a-t-il entre ces deux phrases :
César cruzó el Rubicón" (PS)
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César franchit le “Rubicon (PS)
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Yo crucé la calle" ( PS)
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J'ai traversé la rue .(PC)
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Voilà deux faits passés, accomplis, que je considère comme sans incidence sur ma vie actuelle. Que j’aie été acteur de l’un deux ne change rien à l’affaire, pas plus que la personnalité de celui qui reçoit le message. S’il faut. distinguer entre récit historique et discours, ce n’est pas le temps verbal qui peut servir de critère. Et à vrai dire, je me demande s’il est bien utile de faire cette distinction… sinon parce qu ‘elle est opérante en français et que nos élèves y sont formés en principe au cours de français.
Car toutes ces réflexions sont très théoriques : comment amener nos élèves à sentir ce fonctionnement fondamentalement différent du français, mais qui pourtant coïncide avec lui en certaines circonstances, ce qui n’est pas fait pour faciliter les choses, surtout quand s’y ajoutent avec l’imparfait les subtilités des aspects accompli/inaccompli. J’avoue ne pas être très satisfaite des résultats que j’obtiens. Peut-être une réflex1on dans les différentes langues enseignées permettrait de m1eux cerner et le problème de fond et le problème pédagogique.
1 PC = Passé Composé ; PS = Passé Simple. Cette dénomination formelle a au moins le mérite d’être valable pour toutes les langues.
2 E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale ; Les relations de temps dans le verbe français.