Peut-on apprendre une langue avec ce modèle théorique dans la tête ?
extrait de l’article intitulé “La didactique des langues, verrou ou levier d’une politique de sauvegarde des langues menacées ?”, Colloque du CRILAUP : L’école peut-elle sauver les langues menacées ?
p. 335-346
1.
L’enseignant de langue étrangère est soumis, par l’intermédiaire des Instructions officielles, à deux types d’injonctions. Les premières concernent la finalité de son enseignement, déterminée par des exigences pragmatiques au sens ordinaire du mot, économiques et utilitaires mais aussi anthropologiques, décrites en termes de compétences langagières appliquées à un objet particulier, langue « seconde » distincte de la langue maternelle : lire, écrire, comprendre, parler. Un deuxième type d’injonction est contenu dans la programmation des notions. La juxtaposition des deux signifie que la réalisation des fins globales assignées à l’enseignement dans la première partie dépend de la réussite des acquisitions ponctuelles présentées et ordonnées dans la deuxième. La première partie concerne le projet pédagogique et politique, le second le contenu didactique qui en constitue l’objet.
Cet objet, la didactique des langues s’efforce depuis quelques dizaines d’années de le rendre plus clair et plus scientifique en appliquant des lois découvertes et formulées par la linguistique. Ainsi les programmes d’anglais ont-ils été réorganisés autour d’une visée « communicative » inspirée en particulier par le schéma de Jakobson, suivie et précisée par l’approche notionnelle-fonctionnelle issue en particulier de la pragmatique d’Austin, et a-t-elle parfois bénéficié des apports de la grammaire transformationnelle d’une part, de la linguistique de l’énonciation d’autre part. L’objet qui se présente ainsi découpé est une transposition de la linguistique. Il est ordonné en fonction de « besoins langagiers » pré-définis, niveau-seuil de la communication, « priorités communicatives » (se présenter, demander son chemin) et d’hypothèses non formulées sur l’évolution des capacités d’acquisition des élèves. Il se décompose en items lexicaux et règles grammaticales organisés en listes qui définissent le programme de chacune des années d’étude. Cela représente l’ordre dans lequel les notions doivent être abordées, et détermine la progression linéaire que les manuels mettent en œuvre et que les enseignants suivent. La division des Instructions officielles en deux parties cristallise un conflit non explicité entre la didactique des langues et leur pédagogie. La première partie décrit l’objet de la pédagogie : la relation de l’élève à une langue vivante expérimentée dans des discours. Cette relation vivante est cependant considérée comme devant être repoussée très tard dans le processus d’enseignement, laissant croire qu’on ne pratique une langue qu’après l’avoir apprise, et donc que l’on n’apprend bien une langue que si on ne la pratique pas, la pratique elle-même devant être tout entière déduite de la connaissance préalable des lois. Même au lycée, où les manuels d’anglais se présentent comme des recueils de documents dans lesquels l’enseignant est invité à puiser pour faire travailler les quatre compétences visées par les programmes, le pli est pris, et les leçons s’organisent autour d’une progression linéaire de notions, généralement d’une reprise de notions « de base » non acquises. L’élève qui s’y définit en creux est un élève sans mémoire et sans identité, aussi vierge que possible au début pour éviter les interactions négatives et les fossilisations indésirables, et auquel on s’efforce année après année de refaire une virginité dans l’espoir de réussir là où les collègues précédents ont échoué. C’est aussi pourquoi l’enseignement précoce de l’anglais en primaire tente d’installer ces structures en profitant d’une matière grise plus malléable. Dans un modèle déductif, toute interprétation subjective constitue une menace, et l’élève idéal est sinon un magnétophone, du moins un pur technicien, la communication une évidence sans failles ni accrocs.
La linguistique de l’énonciation porte à une sorte de perfection le paradoxe de l’assignation du scolaire au déductif. Comme le souligne André Gauthier,
« Or cette dialectique du je et du tu (…) n’a pas sa place dans le cadre de la classe. Ce qui prédomine dans ce cadre, c’est la relation de chacun avec un savoir. (…) On n’est pas dans une situation d’énonciation (…). On se trouve ainsi pris en porte à faux entre une linguistique de l’énonciation qui fait du degré d’engagement de celui qui parle dans ce qu’il dit l’une des dimensions majeures de l’activité langagière, et le type de pratique qu’il est possible de mettre en œuvre dans une classe. »
(Gauthier, 1981 : 59-60)
L’auteur en conclut que l’apprentissage d’une langue étrangère est impossible dans une classe, et que la seule fonction à lui assigner est celle d’une mise à distance de la langue maternelle, condition d’une meilleure connaissance de celle-ci. D’un point de vue pragmatique, le savoir de la linguistique de l’énonciation peut viser des effets sur l’énonciation. La langue anglaise sert de détour dans une démarche d’enseignement dont la visée n’est pas l’anglais mais l’énonciateur comme instance cognitive à faire vivre ailleurs, dans des situations où le « je » et le « tu » ont leur place. Cette élucidation de la situation scolaire comme situation de non-énonciation présente l’avantage de nommer une contradiction interne au système de double injonction. Le pédagogue est mis devant un choix : renoncer à enseigner la langue étrangère comme pratique possible dans la classe ou repenser les conditions d’une authentique énonciation, non seulement dans la classe en général, mais dans la langue étrangère en particulier. Qu’est-ce qui, dans le cadre de la classe, doit être modifié pour que l’objet d’apprentissage ne perde pas ses droits, et que, en suivant le raisonnement d’André Gauthier, la dialectique du « je » et du « tu » trouve une place dans la relation de chacun à cet objet ?
La transposition des savoirs de la linguistique au domaine de l’apprentissage des langues pose un double problème. Premièrement, on le sait, l’objet que décrit la linguistique d’après Saussure exclut explicitement et par principe de son champ la parole et l’histoire. Pour Saussure la langue est une continuité, une seule langue dans le temps et dans l’espace, fractionnable en dialectes à l’infini. Le fractionnement est produit par la parole. C’est une constante de la vie de la langue que de produire du fractionnement et de la divergence :
« Ainsi se fait que nous ne surprenons, on peut le dire, nulle part une langue qui nous apparaisse comme géographiquement une et identique ; tout idiome que l’on peut citer n’est généralement qu’une des multiples formes géographiques sous lesquelles se présente le même parler dans une région un peu étendue. Partout nous constatons le fractionnement dialectal. »
(Saussure, 2002 : 167)
C’est parce qu’il décide de s’intéresser aux variétés géographiques des langues qu’il exclut de son champ d’investigation leur évolution historique. Le refus de la divergence et de l’histoire fait partie pour Saussure de la construction de son observable. Elle conduit les enseignants à tout faire pour transmettre une langue pure et empêcher leurs élèves de la faire diverger par leur parole, ensuite à vouloir éternellement effacer ce qui s’est mal installé, ce qui transforme l’enseignement des langues en un éternel recommencement, et les élèves en éternels débutants vite lassés, vite convaincus de leur inadéquation à la tâche. La spatialisation des concepts, leur déshistoricisation, produit l’impuissance des enseignants à agir pour faire évoluer une langue établie.
Une deuxième cause d’impuissance est imputable à la démarche didactique elle-même, qui détourne les objets produits par la démarche du linguiste sans reprendre la démarche elle-même. La démarche de toute linguistique est comparative :
« Le nom de Grammaire comparée éveille plusieurs idées fausses, dont la plus fâcheuse est de laisser croire qu’il existe une autre grammaire scientifique que celle qui use de la comparaison des langues. C’est simplement la seule manière de faire de la grammaire. Nous repoussons donc toute épithète particulière telle que celle de comparateurs, de même que nous refusons naturellement toute espèce d’existence à une grammaire qui ne reconnaîtrait pas la comparaison parmi ses moyens d’investigation. »
(Saussure, 2002 : 174-175).
La linguistique compare des faits de langue, étudie les effets du fractionnement géographique pour reconstruire une idée de la continuité. Le linguiste étudie le fait langagier à travers la variété des langues, ce qui ne l’empêche pas d’apprendre les langues qu’il étudie mais ne l’oblige pas à les parler. En enseignant une seule langue plutôt que leur pluralité, la didactique se prive de l’élément essentiel qui donne à la démarche du linguiste sa valeur cognitive, la comparaison, le classement.La proposition d’André Gauthier est libératrice à un double titre. Nous l’avons vu, elle nomme une contradiction interne à l’institution du savoir scolaire et autorise de ce fait l’enseignant à prendre une position responsable, seule manière pour lui de sortir d’un échec qu’il vit tous les jours mais qui n’est pas le sien. D’autre part, elle indique à la réflexion une piste qui est de considérer le savoir linguistique sous l’angle d’une interaction plutôt que d’une exclusion mutuelle des langues d’un individu. D’abord du point de vue des effets constatés : c’est le français langue maternelle qui bénéficie de l’enseignement de l’anglais. Ensuite du point de vue des effets inévitables de l’irruption d’un vrai « je » et d’un vrai « tu » dans la classe : la réintroduction du corps et de la mémoire des sujets, de leurs imaginaires et des aléas des associations spontanées, qui impliquent une autre façon de penser le contrôle des processus d’acquisition d’une langue normée. Les différents développements de la linguistique moderne ont donc bien renouvelé les questions posées à l’enseignement des langues par la grammaire. Il s’agit de redéfinir la nature du savoir linguistique nécessaire au développement d’une parole en langue étrangère. Jusqu’à présent, c’est le savoir du linguiste qui est transposé en objet d’apprentissage à l’école. Or, le savoir des langues, celui qui implique et détermine des savoir-faire et des pratiques de langage, peut-il être confondu avec celui de leur description ?
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Plan Plan détaillé Texte intégral 1. Didactique déductive, l’impasse techniciste2. Didactique inductive : l’impasse empiriste3. Didactique abductive : sortir de l’impasse en théorisant la polyglossie Bibliographie Auteur Naviguer dans le livre PrécédentSuivant