3.
La seule expérimentation qui puisse nous apporter cette connaissance est une forme d’observation impliquante que j’ai trouvée dans la démarche d’auto-socio-construction du savoir et de la personne, et dans laquelle la logique triadique de Peirce permet de voir un outil de déclenchement de « sémioses » mettant en œuvre une troisième forme d’inférence. Ni seulement inductive ni seulement déductive, mais abductive, alliant les deux démarches d’une manière qui libère de l’enfermement culturel sans le refuser au départ. Le mot sémiose désigne ce que nous considérerons comme l’acte même d’apprentissage de langue vivante, à savoir le processus cognitif par lequel la saisie d’un signe aboutit à une modification de la conscience, c’est-à-dire des sentiments, et des habitudes d’interprétation. Le mot « abduction » évoque l’acte de s’extraire d’un contexte pour le penser. Peirce emploie aussi pour désigner ce mode d’inférence le mot « rétroduction », qui fait référence au retour sur soi, au caractère circulaire du processus de sémiose, qui implique les hypothèses et les prémisses du raisonnement dans le processus de modification de la sémiose. Un des apports essentiels du concept d’abduction est cette affirmation de Peirce selon laquelle la capacité d’auto-contrôle du sujet, celle que décrit Jean Petit lorsqu’il analyse les processus de l’induction, s’exerce jusque sur les prémisses du raisonnement, c’est-à-dire que le sujet est capable de modifier lui-même ses hypothèses dans l’interprétation qu’il fait de son expérience. La démarche de l’éducation nouvelle, que Dewey, élève de Peirce a contribué à rendre scientifique, ne met au centre de l’acte pédagogique ni le savoir ni l’élève mais la sémiose, le signe linguistique considéré sur le versant de son surgissement, de son interprétation, de son évolution vers une normativité toujours provisoire qui laisse place à la création. Une didactique de sauvegarde des langues menacées a pour tâche de définir les conditions générales de telles sémioses. La classe est l’occasion d’apprentissages qui ne se feraient pas spontanément dans un contexte naturel. Il faut aller au-delà de la simple opposition dualiste entre authenticité et artificialité, pour conceptualiser un autre niveau de rapport naturel à la langue, prenant en compte son étrangeté. Le sens anthropologique d’un apprentissage de langue étrangère se trouve dans la rencontre de l’altérité radicale dans le langage, du différent dans le commun, de l’alter dans l’ipse. De ce point de vue, une langue romane ne fait pas vivre les mêmes surprises que le danois ou le serbe, ou le quechua. Voyager dans les langues les rend toutes nécessaires, comme formes singulières des possibles de l’humain, enrichissement du potentiel de la pensée. Encore faut-il que ce voyage ne soit pas seulement du tourisme ou de la visite de zoo. L’abduction est une effraction dans la pensée des autres. Elle s’invite dans leur système au risque d’en malmener partiellement les lois, en quête de la perception de l’écart qui bousculera de vieilles certitudes. La démarche abductive parie sur la création. Elle est subversive, en quête d’un ordre supérieur, plus universel et plus vrai que le connu. Elle est singulière, exige la suspension provisoire du jugement, pour forger sur des arguments plus complexes une intime conviction. Elle inverse le rapport habituel à la norme en en faisant l’objet toujours perdu d’une quête infinie. On constate alors qu’il est plus facile d’apprendre plusieurs langues en même temps. Il faut oser parler dans une langue qu’on ne connaît pas, en inventer la prononciation à partir d’un texte, inventer ses mots à partir de sa musique et/ou de quelques-uns de ses mots. Se prendre pour un autre que l’on découvre en imitant le modèle intériorisé que l’on a de lui, façonner des discours de fiction pour écouter et lire les discours réels des autres, pour qu’émerge de leur comparaison, rendue attentive par le désir de se reconnaître en eux, une modélisation structurante pour soi.
La didactique des langues, d’abord grammaire appliquée, a fait sa révolution épistémologique en devenant une application de la linguistique. Elle fait verrou lorsqu’elle est coupée de ses conditions d’élaboration, conçue comme absolue, point de départ de l’action au lieu d’en être la régulation. Elle peut devenir levier de transformation en se refondant sur son objet propre, objet dynamique de la pédagogie des langues, qui est l’apprentissage des langues, l’activité cognitive d’un sujet développant son langage dans l’acquisition de nouvelles compétences linguistiques. La didactique des langues ne peut se fonder que sur l’épistémologie des langues, objet dynamique complexe impliquant le sujet. La didactique est une commodité. Elle a le même statut logique que la langue des grammaires. L’une et l’autre sont des catégories dégénérées du symbole. Ce sont des répliques d’interprétants logiques de l’existant. Elles sont donc particulièrement éloignées de la réalité de leur objet. Les interprétants logiques dont elles sont les répliques sont des vérités provisoires et conditionnelles, figées temporairement pour les besoins de l’action, validées par leurs effets de réalité dans l’action, et à débattre en cas d’échec de celle-ci. Une tiercéité est une médiation, une interprétation négociée à valeur générale à remettre en question dès que l’on atteint une impasse. Quand la loi générale est formulée en-dehors de la confrontation des épistémies, sans lien avec les conceptions vagues qu’ont les individus du savoir à enseigner, de leurs valeurs, de leurs finalités, de leurs croyances, le champ d’action de la pédagogie se vit comme un champ de bataille, lieu d’angoisses indépassables, sinon par le rétablissement d’un dialogue démocratique qui prend la loi pour ce qu’elle est, un signe vivant, et non un dogme.
La capacité de critiquer les injonctions de la didactique fait donc partie des qualités nécessaires que la formation doit développer chez des enseignants chargés de mettre en œuvre une politique scolaire émancipatrice. Le modèle adulte adéquat en primaire est-il alors celui d’un spécialiste d’une langue, ou d’un généraliste hardi explorateur de la polyglossie ?
Bibliographie
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