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Parmi les joies nombreuses de mon enfance, l’une des plus fidèles, des plus sûres, des plus exaltantes, est liée à ce travail (de rédaction), à l’élaboration de cet objet verbal, de cette petite machine qui devait fonctionner au moyen de mots et de phrases, Et que je voulais efficace, sans défauts–l’équivalent d’une Rolls-Royce ou, plus modestement, d’une bicyclette flambant neuf de tous ses nickels. Alors seulement, j’ai découvert que raconter c’est d’abord une façon de raconter.
Alors seulement j’ai commencé à éprouver les mots non seulement comme des signes, relevant de l’intelligence pratique, servant à faire avancer le discours, mais comme des substances en soi, qui avaient leur vertu propre, à la manière des formules magiques, des incantations. Quand deux mots s’offraient pour désigner le même objet ou la même qualité, je devinais qu’il n’était pas indifférent d’employer ou l’autre, parce que des deux il y en avait toujours qui l’emportait sur l’autre, non pour l’exactitude, la propriété, mais pour son pouvoir évocateur, pour un charme indépendant du sens. Je commençai à me servir de mon oreille pour écrire. Il y avait des agglomérats de mots, qui sont des phrases, des agglomérats de phrases, qui sont des paragraphes ; et il m’importait beaucoup que tous les éléments de la totalité eussent des rapports entre eux, se commandant les uns les autres, se répondant les uns aux autres, et qu’ils fussent coulés dans une sorte d’unité lisse qui déroberait les secrets de fabrication. Je voulais que la petite machine verbale fût efficace, qu’elle menât le lecteur où je voulais le mener, mais sans qu’il pût discerner comment s’opérait le transfert (…)
C’est au cours des quatre ou cinq années suivantes, c’est-à-dire de ma 12e à ma 17e année à peu près, dans une solitude absolue et délicieuse, que je suis devenu vraiment un écrivain, si être un écrivain signifie vivre surtout par l’imagination, expérimenter avec les mots, trouver sa plus grande joie à polir un texte jusqu’à ce qu’il soit, sinon parfait, du moins le meilleur possible selon les critères dont on dispose ; si cela signifie, enfin, pratiquer l’écriture comme une fin en soi nécessaire et suffisante, compte non tenu de récompenses proches ou lointaines, ni d’accomplissement personnel en dehors de l’écriture même. (…)
Toutes mes lectures laissaient des traces profondes, si profondes qu’elles ne se sont jamais effacées. En chacun de ces auteurs j’étais attentif, autant qu’à la substance du discours, à sa respiration, à son ordonnance. Jusqu’alors, j’avais lu de la même façon que mes camarades, sollicité seulement par l’attrait d’une action fictive, le suspens des aventures. Avec ces auteurs dont je pressentais la qualité, ma lecture devint vampirique. J’étais un poulpe, toutes mes ventouses appliquées sur la proie que je ne lâchais plus avant d’avoir le sentiment de la « posséder ». L’image est à peine forcée. Il s’agit, je crois, d’une sorte d’érotisme littéraire, que j’ai satisfait aussi, plus tard, dans le pastiche.
1/ vous ne croyez pas aux vampires, mais vous saviez déjà qu’en tout homme il y a un
poulpe qui sommeille. L’inconscient ne vous fait pas trop peur. Allez en E.
2/ vous appréciez le long travail de maturation du futur écrivain. Paris ne s’est pas fait en un
jour… Allez en C.