I
Les choses, pour moi, c’est d’abord des mots. Des mots écrits. Si on me dit « cheval », si, tout seul dans ma tête, je pense «cheval », je vois le mot « cheval », imprimé, attention, pas écrit à la main, imprimé en minuscules d’imprimerie, je le vois, là, devant moi, noir sur blanc, avec le hargneux crochet de son « c » au bout à gauche, son « h » pas trop aimable non plus qui dépasse en l’air ainsi que le « l », son «v» prétentieux au milieu, son « e » très gonzesse, son « a » pansu assis sur son gros cul. « Cheval ». Après, seulement après, je vois la bête. Tout ça se fait beaucoup plus vite que je l’explique. À une vitesse fantastique. Mais j’ai quand même le temps de bien le voir, le mot, avec tous ses détails, sa physionomie, Son mauvais caractère ou son clin d’œil complice. Les mots sont vraiment des copains.
Prends n’importe quel mot. Tiens, prends « café ». Sans réfléchir sans analyser, quelle impression tu as ? Je veux dire, si tu vois un visage pour la première fois, tu ressens une impression, comme ça, au premier choc. Là, pareil. Un mot, ça a une gueule. « Café », moi, ça me fait comme je vais dire. Arrogant. Maigre. Grand seigneur. Don Quichotte ? il y a de ça. Non. Pas assez escogriffe. Sec, précis, mais ample. Sobre munificence. Un très beau mot. Il y a des mots avec des « h » en trop, des consonnes doublées, des « eau », des « ault », des «ain », des « xc »… C’est ceux que je préfère. Ça leur donne une physionomie spéciale, un air précieux, un peu maladif, comme « thé », ou au contraire pétant de gros muscles, comme «apporter», « recommander », ou qui fait grincer les dents, comme « exception »… Il y a des mots à chapeaux à plumes, des mots à falbalas, des mots à béquilles et à dentiers, des mots ruisselants de bijoux, des mots pleins de rocailles et de trucs piquants, des mots à parapluie… Quand on me parle, mais surtout quand je parle, je les vois passer un à un à toute vibure, s’accorder se conjuguer s’essayer un «s» au pluriel, le rejeter en pouffant parce que ça ne va pas du tout, grotesque et laid, vite fait s’accrocher l’«x» qui va comme un gant, ah ! c’est bon, salut, ça défile.
Ça explique que, très vite, j’ai su mettre l’orthographe. La grammaire m’a toujours été jeu proposé, aux règles passionnantes, jeu de logique et d’architecture (1). Jamais été foutu d’apprendre la belote, ni le plus facile des jeux de cartes. Mais la grammaire, quel régal !
(1) je sais, c’est très mal porté de dire ça, au jour d’aujourd’hui. L’orthographe est un instrument de torture forgé par la classe dominante pour snober les croquants, la grammaire un galimatias insultant toute logique et toute cohérence, la langue française dans son ensemble un tas de boue juste bon à entraver l’essor de la pensée. Voilà comme on doit causer, qu’on se veuille jeune loup dans le vent ou contestataire bon teint. Allez-vous faire foutre ! Le français est la plus amusante, la plus scintillante, la plus stimulante pour l’esprit et l’imagination de toutes les langues qu’il m’a été donné de connaître avec quelque intimité. Seul, le russe est plus somptueux, plus architecturé, mais beaucoup moins imprévu. Tas d’imaginations débiles que vous êtes, bande de feignasses à qui il faut tout mâcher, saletés de sociétaires de la Comédie-Française qui supprimez les « e » muets dans les alexandrins, si vous saviez petits cons, ce qu’on peut se marrer avec des virgules et des passés simples (que vous appelez « imparfaits du subjonctif », en vous croyant malins !) Si vous saviez ! Plus qu’avec une guitare, merdeux, bien plus ! Et sans faire chier les voisins.
1/ ce type est insupportable : allez en H.
2/ ce type est vraiment insupportable : allez en J.