Accent(s) tu hais, Accent(s) tu seras


Joëlle Picard (Cordesse)

1985

Le secteur Langue(s) du GFEN semble s’être donné pour signe de reconnaissance le (s), systématiquement accroché aux mots-clés de ses problématiques. Ce particularisme culturel relève sans doute en partie d’un désir un peu infantile de se singulariser ; il ne s’en impose pas moins obstinément avec toutes les urgences de la nécessité. Combat anti-racisme(s), anti-ghetto(s),la question de la langue/des langues nous plonge au cœur de nos contradictions, de nos pertes, de nos terreurs obscures. Tous Babels ! sera peut-être l’une des prochaines petites bombes idéologiques à retardement d’avant l’an 2000.

Les Français ne sont pas doués pour les langues, dit-on. Voilà qu‘après les tares individuelles, nous devons nous attaquer à celles qui nous frappent collectivement, et dont quelques-uns (moi, par exemple) n’ont réchappé que par un miracle dont nos esprits matérialistes se feront un plaisir de démonter le mécanisme.

Sondage 1

99% des personnes interrogées répondent : “Je parle l’anglais comme une vache espagnole”, comprenez “Je n’ai jamais pu avoir l’accent, et j’en suis resté 1à”.

Sondage 2

Le 1% restant est composé pour l’essentiel (paradoxalement?) de timides de la parole qui se remémorent avec une jouissance perverse avoir toujours adoré se cacher se masquer se révéler à l’abri rêvé du costume de théâtre que constituait pour eux la langue étrangère dans sa plus grande étrangeté.

Sondage 3

Puisqu’on me demande mon témoignage, je dirai d’une part que j’ai réussi mes examens essentiellement grâce à mon accent, et, pour dissiper trop d’incrédulité, que les stratégies d’acquisition d’un “bon” accent sont les mêmes que celles qui visent à l’acquisition d’une “bonne” syntaxe, en d’autres termes que la (les?) question(s) soulevées dans les deux cas sont les mêmes, celles du rapport à la norme et au consensus social et institutionnel.

Hypothèse

L’accent est l’obstacle premier, donc le levier de la réussite en anglais, en langues.

Nous sommes au désert pourtant et le regard des sphinx périt dans les sables. Il y faut planter nos refus aveugles, au nom des cavernes où Polyphème hurle, prisonnier des dictionnaires.

Simon Brest

Résultat

Une démarche montée l’année dernière dans un va-et-vient entre les classes de débutants et les stages d’adultes, et qui, au-delà de la mise à l’épreuve du “Tous capables d’avoir l‘accent anglais !”, même les sourds et les indociles, ouvre des pistes formidablement fécondes à la réflexion sur l’apprentissage des langues.

Nota Bene

À La Rochelle comme à Bordeaux, la présence dans le groupe de stagiaires de professeurs d’anglais nous a poussés à proposer à partir de la phase III un partage en deux groupes, l’un travaillant sur une langue un peu plus rare, en l’occurrence le russe, avec des résultats comparables.

Reconnaître

Écoute de courts enregistrements en différentes langues de préférence un peu lointaines, c’est-à-dire pas ou peu enseignées dans nos écoles, ou proches les unes des autres, comme l’allemand et le hollandais par exemple. Pas d’anglais, c’est aussi bien.

Question préalable, à laquelle on répond individuellement au fur et à mesure de l’écoute, puis par groupes : de quoi s’agit-il ?

Discussion collective, d’abord pour se mettre d’accord sur l’identification des différentes langues, puis, lorsqu’on s’aperçoit qu’on ne s’est pas (ou peu) trompés, sur les critères qui ont permis l’identification, et qui apparaissent dans les notes prises au tableau par l’animateur.

Où l’on découvre d’une part que l‘identification, s’est faite non sur des mots (trompeurs, les mots!) mais sur des caractéristiques beaucoup plus globales, comme la musique, les sonorités, l’allure générale ; d’autre part que nous avons tous des représentations pour le moins opératoires d’un grand nombre des langues de la planète ! Représentations ? Savoirs ? Idées toutes faites ?

Produire

Si le modèle fonctionne en reconnaissance, osons parier qu’il fonctionne aussi en production, Mais production de quoi ? De langue?

Consigne: monter un sketch dans une langue que l’on fera semblant de parler, de façon à la faire reconnaître par les autres. Interdiction d’employer des mots de cette langue. Travail de groupe. Tout le monde doit parler.

Après 1/4h de préparation, on joue les sketches. Moment de jubilation intense, à la mesure de l’inquiétude (de l’angoisse) vécue dans un premier temps à réception de la consigne.

À quoi avez-vous reconnu les langues parlées par les autres groupes ?

À Bordeaux, un des groupes avait mis en scène une langue africaine ; elle a été reconnue avant même que le premier n’ouvre la bouche, “Rien qu’à leur façon de se tenir et de marcher!”

Bref temps de discussion : parler une langue étrangère, c’est se comporter autrement, c’est un autre rapport au corps, une culture, des façons d’être au quotidien.

Mais nous parlons déjà toutes les langues du monde!

Enfin, si on veut … Ce ne sont que des caricatures!

Qu’est-ce qu’on imite ?

On refond les groupes, et on resserre la consigne. Cette fois, les groupes reçoivent la mission de préparer un journal télévisé en français avec l’accent anglais.

Les accents produits sont à chaque fois, que ce soit avec des jeunes ou avec des adultes, d’une qualité et d’une finesse tout à fait stupéfiantes, particulièrement pour qui s’efforce depuis des années de développer chez ses élèves la maîtrise de l’intonation, du rythme, des voyelles et des consonnes spécifiques à la belle langue de la perfide Albion, … avec le succès que l’on connaît !

Par quelle magie ?

Mais là n’est même pas l’essentiel de la question.

Certes, la qualité des réalisations permet d’affirmer que le problème rencontré par les 99% mentionnés plus haut n’a pas grand-chose à voir. avec un manque de « connaissances”, un défaut d’information, une insuffisante imprégnation. C’est le rapport à la langue, au savoir en langue(s) et aux pratiques langagières qu’il s’agit de transformer.

Quand les stagiaires de Bordeaux analysaient leurs difficultés, au départ, à produire un accent qui leur convienne, ils parlaient de “mettre l’accent”. “C’est dur de mettre l’accent en plus d’avoir à jouer un rôle et à improviser un texte, à chercher ses mots”. Quelques minutes plus tard, dans l’analyse de leur réussite finale, ils ne parlaient plus que de “prendre” l’accent.

Glissement opéré par eux à leur insu, mais qui, renvoyé au tableau en miroir, a été reçu par eux comme désignation de la rupture. Prendre l’accent, jouer un rôle, sont une seule et même opération. On prend l’accent comme on prend les mots et les phrases, les gestes et les façons de cet autre étrange, hôte étranger inscrit quelque part en nous, dont on s’est construit quelque part un modèle. Prendre l’accent, c’est entrer dans un personnage, se glisser dans la peau d’un autre

d’un autre qu’on a en soi

d’un autre qu’on n’a pas toujours envie d’endosser

d’un autre qu’on prétend parfois avoir peur de maltraiter

parce que ça ressemble à du racisme

alors qu’on jubile à le faire quand les réticences sont dépassées

prendre pouvoir sur sa peur de celui qui, en nous, ne nous ressemble pas?

Suis-je donc un creuset ?

Cet étranger est-il une part de moi-même ?

Et si c’était lui qui m’envahissait?

Et si me parler autre c’était me renier moi-même ?

Est-ce que je me perds quand je deviens un autre? |

Angoisse à dépasser, angoisse dépassée dans la démarche, angoisse simplement refoulée à l’école. On n’est pas doués !

À l’école on imite le maître, le modèle donné par le maître, modèle à suivre ou à décortiquer, modèle à reproduire dans l’immédiateté de la répétition ou dans l’application servile de la règle. Il faut être fidèle à la vérité objective d’une langue désincarnée.

Dans la démarche, on imite aussi. Non plus la quintessence, l’extrait, l’abstraction, mais le modèle intériorisé, chargé de toutes les impuretés de l‘humain, complexe, global, aimé ou mal-aimé. On l’imite, on le met à distance, C’est vrai, que toutes ces productions sont des caricatures. J’imite, mais je détourne. Je choisis le modèle et le mode de relation au modèle. Je crée et travaille le sens de mon rapport à l’autre.

La différence entre les deux types de modèles est la même que, pour le petit qui dessine un bonhomme, entre le stéréotype dessiné par la maîtresse et qu’on remplit de gommettes pour se I‘approprier, avant de refaire à côté le “même” en plus maladroit, et son propre schéma corporel. Comment passe-t-on du têtard à l’humanoïde, et de la préhistoire à l’Histoire?

Non, la grammaire n’a jamais appris à parler à personne. Ni à écrire. La phonologie non plus. Grammaire et phonologie sont des activités réflexives, des moments de retour sur ce qu’on sait déjà, sur ce qu’on fait déjà. Même en langue étrangère. Faire, en langue étrangère, c’est imiter, pasticher, jouer des rôles. C’est inévitablement jouer avec et contre son désir d’être l’autre et de rester soi. “On n’est pas la même personne dans deux langues différentes” (1). Autant le dire. Autant ne pas faire semblant.

J’allais oublier de dire la 4° phase de la démarche, celle où les stagiaires (ou les élèves), après avoir appris en 5 mn les paroles (anglaises) d’une chanson, la mettent en scène à la manière de leur groupe ou chanteur favori.

Ne pas négliger la discussion finale. Comme la grammaire, ou la phonologie, elle est indispensable à la construction des pouvoirs que donne la prise de conscience des chemins parcourus, des brèches entrouvertes.

(1) Julien Green à ‘“Apostrophes”,… entre autres.