Contre l’école … (tout contre)


Pierre Valat

’En ce temps-là les hommes ne parlaient pas… normal, puisqu’ils vivaient dans le noir.”

L’homme créa le Verbe, Dialangues n°0

Ce début que j’avais donné à un texte d’atelier d’écriture, étape initiale d’une démarche de recherche en langue, m’apparaît, a posteriori, particulièrement apte à décrire un vécu personnel en apprentissage de langue vivante, en l’occurrence le mien. [l ne s’agit cependant pas pour moi de faire un retour sur ces années passées, dans une perspective d’auto-analyse, mais de tenter de porter un double regard critique : d’abord sur un type de comportement d’élève, mais aussi sur une pratique d’enseignant. Je suppose que toute personne doit, à un moment donné. de sa vie professionnelle, se poser un jour la question des événements, influences, décisions, qui l’ont amené à occuper la position qui est la sienne. À plus forte raison lorsqu’on est enseignant, et donc destiné à reproduire, pour les élèves qu’on a en charge, une situation qu’on a soi-même précédemment vécue. Qu’est-ce-qui, dans ces parcours qui ont été les nôtres, a fait que nous avons pu décider de nous investir, de consacrer l’essentiel de notre acitivité à une matière sous son aspect scolaire, celui que nous avons le plus intimement connu?

Quelles spectaculaires découvertes ont bien pu convaincre et séduire le collégien, le lycéen, l’étudiant que j’ai été ?

Pourquoi vouloir, aujourd’ hui, me démarquer des pratiques de mes professeurs puisque, après tout, mon choix professionnel semble proclamer leur ‘réussite’’? (J’écarte catégoriquement, après brève réflexion, l’hypothèse selon laquelle j’aurais pu choisir ce métier, dans cette branche précise, pour éviter aux générations suivantes l’expérience à laquelle j’avais survécu ! Je me garderai néanmoins d’étiqueter ce cas de figure comme parfaitement inconcevable).

D’autre part, il me semble important d’affirmer que parvenir à un métier que l’on a préféré à d’autres doit être considéré comme une ’’réussite’, même, n’’en déplaise à certains esprits chagrins, quand il s’agit du métier d’enseignant. Pourtant, c’est moins le bilan d’une réussite indiscutable que je vais pouvoir faire ici, que celui d’une lente, et tardive, évolution positive.

Dans les limbes

Cette réflexion sur les voies d’une réussite en langues me paraît importante si l’on considère que je n’ai, de mes études initiales d’anglais, pratiquement jusqu’à la Terminale, et en tous cas jusqu’à la Troisième, aucun souvenir positif, aucun souvenir négatif non plus d’ailleurs. Il me reste, tout au plus, deux ou trois détails anodins, dérisoires, sans rapport avec l’apprentissage même de la langue : telle anecdote au sujet du prof d’anglais de cinquième, probablement parce qu’il était également le père d’un des élèves de la classe. Un blanc total, pour l’anglais, comme en fait pour presque toutes les autres matières, s’associe à ces multiples années d’études. C’est là le vécu type, je présume, de toute une fraction du public scolaire, constamment ä la limite entre l’adaptation et la perte de contact, accidentellement. C’est le vécu de l’élève docile, le vrai, inconscient, indifférent, qui accepte l’idée d’études inévitables, fatalité positive et allant de soi. Celui de l’élève sans velléité de révolte (pourquoi d’ailleurs en aurait-il, dans un contexte de vie, somme toute, favorable?) mais sans réel investissement personnel non plus, le monde de la découverte et du plaisir étant réservé, parfois même consciemment cette fois, à l’extra scolaire ! “Je choisirai mon métier dans une de ces disciplines qui ne m’intéressent pas vraiment, afin de préserver la seule activité qui me plaise à l’école.’ (Réflexion perti- nente dans la mesure où, dans l’esprit d’un élève, de certains élèves en tous cas, peut longtemps persister cette notion que l’école c’est aussi la vie, toute la vie.) Malgré tout, pour moi, un basculement a eu lieu. Il s’est effectué dans deux domaines:

La vie est ailleurs

Mon premier contact authentique avec l’’anglais s’est passé dans le cadre, à la fois exceptionnel et banal, d’un voyage péri-scolaire en Angleterre. Quinze jours en groupe, hébergé dans une famille dont on devait recevoir le fils, pendant le mois d’Août. Là, l’envie de participer, de prendre ma place, m’a fait m’emparer, pour la première fois délibérément, de cette arme fascinante : la langue. Passer 15 jours en Angleterre, au sein d’une famille, c’est se trouver confronté à un défi véritable, une mise en jeu personnelle. C’est aussi, bien sûr, avoir à sa portée toute la potentialité d’un monde nouveau, mystérieux, bourré de codes à forcer … pour peu qu’on accepte de s’y affronter, d’y attacher une valeur .

Cette force de la curiosité, comme de la volonté d’insertion, je l’avais déjà expérimentée un an plus tôt au cours d’un séjour en Allemagne. Sans aucune connaissance de l’allemand, j’avais été amené à construire quelques stratégies sommaires pour m’orienter dans la langue. De telles expériences auraient été déterminantes dans la poursuite d’études. Pourtant, je n ‘ai à nouveau plus aucun souvenir, dès la rentrée scolaire effectuée .

La vie… en classe

Le deuxième facteur qui peut secouer une routine scolaire engourdissante, c’est la rencontre avec un professeur disons non-conventionnel, celui qui n’hésite pas à bousculer son monde. La découverte en Terminale que l’apprentissage de l’ang!ais ne passait pas uniquement par le monotone déroulement des leçons inscrites dans un manuel fut, pour moi, le second élément moteur. Un des rares profs de lycées alors en recherche, prêt à enfreindre les sacro-saintes lois du cours d’anglais normé, nous gratifiait de petits extras : films, enregistrements de discours, chansons, journaux, autant d’éléments non trafiqués, la matière même que nous étions censés étudier. Et, tout bien considéré, c’est peut-être plus encore une façon qui a pu me séduire, le caractère expérimental, improvisé parfois, voire bricolé. Probablement parce qu’aussi, ä travers ces tâtonnements, nous pouvions percevoir une passion, en tous cas un plaisir authentique, et surtout une ambition, pour soi, comme pour ses élèves.

Je ne peux pas dire que, dans un premier temps, tout cela ait changé grand chose à ma compréhension globale de ce qui se déroulait, mais quelque chose passait en plus. Je suis bien persuadé que ce sont ces extras, cette façon différente, authentique, d’aborder ce monde autre qui a pu me faire passer le pas.

Pour autant que je puisse en juger, c’est en prenant mon autonomie par rapport au professeur que je suis parvenu à la maîtrise consciente de mes études de l’anglais. Il nous avait proposé des journaux, leur découverte, leur lecture. Je m’en emparais définitivement pour y jouer, en esprit, le même jeu que celui qui avait été le mien dans cette famille anglaise deux ans auparavant. Établir des rapports, rencontrer des gens véritables, loin des grandes idées, des constructions littéraires, sans parler des artifices pédagogiques : la vie au quotidien, celle des faits divers, des rubriques publicitaires.

Ces deux expériences, en les revivant, me renvoient deux questions fondamentales.

  • Pourquoi l’expérience pourtant capitale d’un voyage positivement vécu peut-elle ne pas suffire à renverser l’ordre des choses ? Probablement parce qu’il ne pouvait s’agir que d’une prise de pouvoir temporaire et que, dans le cadre de la classe, rien n’avait été changé.
  • Que dois-je enfin faire, à mon tour, dans ma classe, pour déstabiliser, dynamiser, l’élève que j’ai été ?”

Pas de réponse définitive à ces questions, bien sûr ; seulement un projet. Celui d’amener cet élève, et ses semblables à prendre sa place au lieu d’accepter celle dans laquelle il s’abandonne, la fosse commune des anonymes, des sans voix, sans personnalité exprimée. Il ne s’agit pas seulement pour nous de faire que nos élèves, ceux qui clament leur révolte, comme ceux qui singent la parole du maître, prennent leur vraie parole. Il faut aussi que les autres commencent à prendre parole, tout simplement.