Claudine AURIAULT
Quand on dit “enfant bilingue”, souvent les gens pensent : enfant doué voire surdoué, et surtout que cet enfant prend de l’avance pour plus tard à l’école, sous-entendu : il n’aura pas de problème pour apprendre l’anglais, ce qui est un calvaire pour la plupart des Français.
Il y a des langues qui sont mieux cotées que d’autres. J’ai rencontré des Roumains qui ne parlaient jamais roumain devant leur enfant. Ils voulaient tirer un trait sur leur passé et avaient peur que l’apprentissage du roumain ne ralentisse son apprentissage du français et par là-même handicape leur enfant.
Ma réflexion sur le bilinguisme part de l’expérience vécue avec ma fille qui est bilingue français-anglais. Dans les conversations que j’ai pu avoir à ce sujet, il m’a souvent été difficile de faire comprendre qu’il n’y a pas de langue préférable pour le bilinguisme puisque ça ne dépend que des circonstances familiales : origine des parents, séjour prolongé à l’étranger… Pour ma fille, c’était parce que son père est Irlandais. S’ il avait été Suédois et moi professeur d’allemand elle aurait été bilingue français-suédois.
Je vais parler de ce vécu quotidien et des hypothèses que j’ai faites à ce sujet depuis dix ans. Etant professeur d’anglais, je parlerai des certitudes pédagogiques que le bilinguisme de ma fille m’a obligée à remettre en cause.
Au départ, je ne savais que peu de choses sur le bilinguisme, sauf que j’avais
entendu dire qu’il ne fallait pas une trop grande inégalité de temps passé à entendre et à parler les deux langues. J’avais rencontré une jeune femme, Isabelle, bilingue français-espagnol, qui m’avait raconté qu’à l’âge de cinq ans, elle avait commencé à étre scolarisée en maternelle en France. Elle mélangeait complètement les deux langues, sans savoir qu’elle le faisait.
Chez elle, sa famille mélangeait les deux langues. Elle avait eu quelques séances à l’école, pendant lesquelles elle jouait avec le rééducateur qui lui apprenait à faire le tri entre les deux langues. Elle en avait un bon souvenir et n’avait plus eu aucun problème ensuite. Cela m’avait rassurée, car je craignais que ma fille ne mélange les deux langues et que cela ne la dérange psychologiquement. J’avais aussi un peu peur qu’elle ne maîtrise pas bien les deux langues : inconsciemment, je m’imaginais qu’elle connaîtrait moitié moins de vocabulaire dans chaque langue. Je connaissais une jeune femme qui était complètement bloquée et refusait de parler l’anglais, la langue de sa mère. Je crois maintenant qu’il faudrait aller chercher ailleurs la raison de son blocage (relation difficile avec sa mère ?).
À cause de l’expérience d’Isabelle, j’ai choisi de ne parler qu’anglais quand j’étais seule avec ma fille (elle voit son père un week-end tous les quinze jours), c’est-à-dire principalement à la maison. Elle avait très envie d’aller à l’école, donc Je l’ai inscrite dès l’âge de deux ans et elle y allait deux fois par semaine environ. Là-bas, elle y entendait le français : ce qui délimitait très nettement les deux langues : des lieux différents et des personnes différentes. Elle entendait le français dans ma famille aussi.
Par la suite, j’ai appris qu’elle ne parlait pas beaucoup à l’école : elle a parlé tardivement, après deux ans, deux langues. Je pense qu’elle était très occupée à écouter et enregistrer ce qu’elle entendait. Elle ne mélangeait Jamais les deux langues : mes parents ne l’ont jamais entendue dire un mot d’anglais devant eux. À l’école, elle ne faisait jamais de confusion.
Elle refusait de parler anglais devant une tierce personne, car, très vite, elle s’était aperçue qu’on la regardait comme un chien savant si les gens savaient qu’elle parlait aussi l’anglais. Son père ne lui a Jamais parlé qu’anglais (petite, elle croyait qu’il ne parlait pas français). Ce point est important, car elle m’a demandé des centaines de fois pourquoi elle parlait anglais,
et je lui répondais : “Parce que ton père est Irlandais et que sa langue c’est l’anglais” ou bien “Parce que ta famille en Irlande parle anglais”. Ce n’est qu’à huit ans qu’elle est allée en Irlande pour la première fois, et qu’elle a rencontré les fameux cousins, cousines, etc… qui ne parlaient que l’anglais, mais ça faisait huit ans que leur existence justifiait son bilinguisme. Je crois qu’il est impossible de rendre bilingue un enfant qui n’a pas de justification compréhensible.
À chaque occasion de la vie courante, elle perfectionnait ses deux langues : il était clair qu’elle voulait maintenir le même niveau de maîtrise dans les deux langues, principalement en vocabulaire. En week-end chez mes parents, elle demandait sans arrêt, en pointant du doigt, comment s’appelaient les objets qu’elle ne connaissait pas :
“ – Nannie, ça ?
– Une machine à laver… ”
Elle faisait ainsi systématiquement le tour de la maison.
En grammaire, dès trois ans, elle faisait à voix haute des remarques en comparant les deux langues entre elles. Au début, elle disait : “la maman’s voiture “, ou “Lizzie (notre chien) est un marron chien.”
Je n’ai jamais corrigé ses erreurs. Elle les a corrigées elle-même en temps et heure.
Par contre, son père qui souhaitait qu’elle parle l’anglais sans faire d’erreurs, avait tendance à essayer de la corriger. En rentrant d’un week-end avec lui, elle m’a dit : “Je ne parlerai plus jamais anglais, parce que je fais trop de fautes”.
Elle en faisait moins qu’en français et pas plus que n’importe quel enfant de son âge.
Elle n’avait gardé qu’une chose des corrections : le sentiment d’échec.
J’ai beaucoup appris ce jour-là pour mes élèves. Je ne vois pas comment on pourrait faire faire tout ce travail à un enfant qui n’aurait pas une motivation profonde pour apprendre une langue : de plus, c’est elle qui s’inventait les exercices, si on peut les appeler comme Ça. Il faut remarquer que l’adulte n’est pas le maître d’œuvre dans ce cas.
En comparant avec la classe, on s’aperçoit que c’est le professeur qui dirige l’apprentissage, qui est le même, en même temps, pour tous. Surtout, ce qui fait souvent défaut, c’est que l’enfant soit l’initiateur de ces exercices, qu’il s’autorise à apprendre sans le prof, à chaque occasion qui se présente.
C’est le prof, et malheureusement le prof seul, qui valide les savoirs.
La comparaison des deux langues profite aux deux langues et les enrichit. Ma fille, contrairement à mes craintes du départ, possède un vocabulaire double, un dans chaque langue. Je dois dire qu’elle est surtout précise dans son choix des mots et aussi rigoureuse dans sa prononciation et attentive aux variations : patois, accents…
Enfin, l’enfant qui apprend sa langue maternelle, écoute tout ce qui se passe autour de lui et en tire une langue de plus en plus élaborée. C’est la richesse du contexte qui lui permet d’avancer vite et loin.
Pourquoi simplifier à outrance la langue que l’on propose aux élèves, et leur enlever la possibilité de se construire une langue riche et nuancée ?