Didactique des langues : approche inductive, l’impasse empiriste


Joëlle Cordesse

extrait de l’article intitulé “La didactique des langues, verrou ou levier d’une politique de sauvegarde des langues menacées ?”, Colloque du CRILAUP : L’école peut-elle sauver les langues menacées ?

p. 335-346

Combien de langues pourrons-nous sauver, à ce rythme ?

À ce modèle de l’enseignement « conscient, déductif, frontal et grammatical », Jean Petit oppose une didactique inductive du « learning by doing » (Petit, 2001 : 142). Jean Petit, s’appuyant sur les découvertes de la psycholinguistique, nous alerte sur notre sous-estimation des capacités d’acquisition des tout-petits. Ceux-ci sont dotés de capacités d’acquisition du langage qui calquent la structure des langues naturelles, et qui s’émoussent avec la spécialisation en une seule langue que produit l’immersion dans une société monolingue. Un bilinguisme précoce aurait pour lui l’avantage d’inscrire dans la constitution du langage une capacité d’ouverture aux autres langues.

Le modèle théorique proposé par Jean Petit présente l’inconvénient de n’opposer à la didactique déductive que son contraire, l’apprentissage « naturel » tel qu’il se produit dans les premières phases de la formation du langage. C’est le modèle de la langue maternelle qui est calqué. Jean Petit insiste en permanence sur deux conditions sans lesquelles la démarche ne peut aboutir : la quantité d’input, toujours insuffisante dans un environnement allophone, et la nécessité impérative d’un apprentissage précoce, avant même le stade de « l’intelligence opératoire concrète », faute de quoi, selon lui, la fraîcheur des perceptions diminuant, mais aussi la démarche de pensée devenant plus intellectuelle, une telle démarche n’est plus possible. Les compétences spontanées que met en lumière la psycholinguistique sont celles du petit enfant et se perdent rapidement. Vers 7-8 ans, émergerait progressivement le concept de règle, qui fait passer l’enfant d’une phase inductive, où il va « de la langue vers les règles », à une phase déductive, où il tenterait de découvrir les règles le plus rapidement possible, pour aller « des règles vers la langue », vers 11-12 ans, au stade où l’enfant accède à « l’intelligence opératoire formelle ». Cette évolution n’est pas, selon lui, favorable à l’acquisition de nouvelles langues. Elle contrarie la démarche naturelle « d’approximation optimisante », qui n’intervient plus que « sous une pression communicative extrême. » Au même âge apparaît également un deuxième facteur contrariant, que Jean Petit nomme « lathophobie », peur de l’erreur et forte dépendance psychologique à l’égard de la norme. La référence au naturel produit deux enfermements. Le premier dans l’urgence de l’âge et de la quantité, le second dans le cocon d’un univers linguistique parallèle. Elle conduit au principe réaffirmé qui veut que le meilleur enseignant de langue soit un natif, de préférence monolingue (une personne, une langue, dit le principe de Ronjat), ceci dans le but d’« assurer l’authenticité et le naturel de la conduite de la classe ». Forme-t-on des bilingues en juxtaposant des modèles de personnes unilingues ? Le naturel exige-t-il le monolinguisme ?

Si l’élève est réintroduit dans la classe avec ses droits de sujet parlant, cette fois c’est la spécificité de la situation pédagogique qui est niée. Avec elle disparaissent le rôle du maître, réduit à celui de modèle linguistique, et celui du savoir comme médiation dans le développement de la connaissance. Les deux langues s’installent dans un même statut symbolique de langue maternelle, sans mise à distance du conflit d’identité qui s’y joue.

Les solutions que Jean Petit préconise ne sont pas des solutions pédagogiques. Elles ne forment pas des compétences, elles se mettent au service de compétences existantes. Il s’agit alors de fabriquer un environnement aussi proche que possible de l’environnement naturel à des enfants aussi bien préparés que possible, c’est-à-dire immergés dès leur plus jeune âge dans un tel environnement. Le risque de fabriquer plus d’impuissance que de pistes d’action paraît grand lorsqu’on lit que c’est dès l’âge de sept mois que certaines capacités précoces disparaissent. Il ne reste à l’enseignant qu’à exiger de son ministre une généralisation des classes en immersion dès l’âge de la crèche, et poursuivre quant à lui, en attendant, avec des pratiques dont il peut se dire qu’elles seront vouées à l’échec, quelles qu’elles puissent être ; et il reste au parent d’élève soucieux que ses enfants apprennent des langues à chercher l’école immersive où ceux-ci auront le privilège de pouvoir être inscrits. Dans tous les cas, ce positionnement est démobilisateur, peu démocratique et peu conforme à une logique de co-développement.

Son exposé apporte beaucoup, cependant, à notre connaissance des processus naturels d’apprentissage des langues. Il nous libère des conceptions a priori des didactiques frontales, fournit des analyses pertinentes fondées sur son observation et celle d’autres chercheurs, de comportements spontanés d’apprentissage et des capacités qu’ils révèlent. Il met en lumière une capacité naturelle de segmenter le continu des discours, de déconstruire et reconstruire leur conception de la totalité de la langue et d’inférer les règles à partir de la pratique. La pratique fonctionnelle d’une langue produit le savoir de cette langue. Il réintroduit ainsi dans la problématique de l’apprentissage le pôle oublié du sujet apprenant. Il renoue avec une conception historique et évolutionniste de la langue, où

« chaque apprenant reconstruit la langue pour lui-même, non pas instantanément mais progressivement, par une démarche d’approximation optimisante. »
(Petit, 2001 : 5)

Il met également en avant le plaisir physique et organique de l’acte de parole, et le caractère fondateur pour la langue d’une saisie globale et sensuelle de sa musicalité : « sont acquises en premier l’intonation et l’accentuation » (Petit, 2001 : 6). Le livre de Jean Petit apporte des informations appréciables sur le fonctionnement de l’esprit immergé dans la langue, et des arguments pour une théorisation de ce que nous considérerons comme la formation des prémisses de tout raisonnement sur la langue : la constitution d’une expérience de la langue à l’intérieur de la langue et les processus de perception qui vont du tout imaginaire de la langue à ses parties pour reconstruire un tout à soi. Car on ne peut penser la langue qu’avec et dans la langue, c’est-à-dire en s’immergeant dans les discours qui la produisent. Une démarche réussie d’élaboration de la parole est inductive. C’est depuis le monde des faits que les règles s’élaborent, et, au moins dans un premier temps, de manière sinon tout à fait inconsciente, du moins sans intervention du raisonnement. On ne comprendra bien ce qui fait la réussite continuée d’un apprentissage de langue, qu’en y voyant ce paradoxe : une immersion dans un continu qui consiste en une activité quasi-permanente de transformation de ce continu. Comment un individu immergé totalement dans les faits dont il est lui-même la source se forge-t-il le regard critique nécessaire à la compréhension de ce qu’il fait ?

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Plan Plan détaillé Texte intégral 1. Didactique déductive, l’impasse techniciste2. Didactique inductive : l’impasse empiriste3. Didactique abductive : sortir de l’impasse en théorisant la polyglossie Bibliographie Auteur Naviguer dans le livre PrécédentSuivant