Par Joëlle Picard-Cordesse,
1985
En ce temps-là, les hommes ne parlaient pas…
Curieuse affirmation. Peut-on imaginer une humanité sans langage ?
Pas sans langage, sans parole. On vous demande d’imaginer une humanité sans paroles ; mais surtout pas d’en rester là. Ce qui nous intéresse, c’est la rupture, l’irruption du mot, de la langue, cette invention formidable et tellement audacieuse que Dieu nous l’a ravie…
Car au fond c’est bien cette rupture-là que nous cherchons à provoquer dans nos classes, nous enseignants de langues. Faire naître une parole vraie – vraiment humaine – vraiment structurante – en un lieu où notre hypothèse de départ ne paraît plus si farfelue ; faire qu’ils parlent, comme des hommes et non comme des perroquets : faire qu’ils cessent de se taire ou d’ânonner, pour se lancer dans l’aventure de la construction de leur(s) langue(s).
Détour par la légende, retour sur les origines, exploration des mythes, mais pour seul document moi, et mon propre rapport à la langue et à la parole. D’abord moi, puis les autres, quand commencera la bagarre, d’abord duelle, puis en groupes, de mise à plat des contradictions et des conflits que porte chacun de nous, sujet idéologique et sujet de sa propre parole. La démarche que je décris ici fonctionne sur cette mise en contradiction de nos représentations de la langue, qui guident et induisent, souvent même à notre insu, nos pratiques d’enseignement, et de nos pratiques de producteurs de langue, de sujets parlants. Les situations d’écriture et de prise de parole vécues dans la démarche seront la base d’interpellation du contenu des écrits et des discours.
Ça commence par un mini-atelier d’écriture.
Chaque groupe (de 4 à 6 personnes) reçoit une enveloppe contenant 22 papiers, et la consigne pour chacun d’en tirer 2. (Sur chaque papier est écrit l’un des mots suivants : main, ombre, chasse, autorité, être, vie, amour, pierre, peur, lumière, terre, feu, eau, désir, yeux, vaincre, tendre, ciel, lèvres, danse, jeu, temps.)
Chacun dispose donc au départ de deux mots. Écrivez tout ce qui vous passe par la tête à la rencontre de ces deux mots (5 mn).
Situation de déblocage : on ne part pas de rien, tout le monde peut écrire. Mais aussi contrainte destinée à obliger chacun à dépasser ou au moins déconstruire les théories toutes faites par la mise en jeu de l’imagination concrète au moment de tisser dans le fil du récit les associations libres issues de son imaginaire.
Deuxième consigne : À partir du matériau ainsi constitué, écrire individuellement votre légende des origines des langues. Ça doit commencer par “En ce temps-là les hommes ne parlaient pas.” Et à la fin, il faut qu’ils parlent (15 mn). Affichage et lecture silencieuse des textes.
Pas si difficile, apparemment, d’imaginer un monde sans parole : les hommes de ces légendes vivent, communiquent, échangent, comme nous d’ailleurs, de mille autres manières. La plupart des stagiaires ont par contre beaucoup de mal à imaginer concrètement la naissance de la parole dans un monde qui semble, eh oui, ne pas en avoir besoin. Où sont donc passés nos “besoins langagiers” ? C’est qu’on touche ici aux enjeux réels de la prise de parole, enjeux qui n’entretiennent que de lointains rapports avec les mystifications répandues par les pédagogies de la “communication”. Codage, encodage, décodage, transmission de messages…
Parler n’est pas émettre.
Les consignes suivantes visent au décapage des faux savoirs et à la théorisation des enjeux, en misant sur le conflit. La confrontation est organisée en trois temps :
1) – Confrontation duelle : Vous choisissez un texte, et, sur le texte de l’autre, vous repérez le moment où la parole émerge et vous le reformulez en trois ou quatre phrases (10 à 15 mn).
2) – Affichage et lecture silencieuse des textes et des “réponses” scotchés l’un à l’autre. Consigne donnée aux groupes : Choisissez quelques textes. Analysez ces textes de manière à formuler les théories qui s’y manifestent concernant les conditions et les enjeux de la prise de parole. Vous aurez à exposer votre théorie en prenant parti sur les textes (30 à 45 mn).
La langue est vue généralement comme ciment d’une communauté, signe de reconnaissance et d’appartenance à un groupe, moyen de défense contre un univers hostile, ou encore commentaire redondant d’un univers édénique, dans une société fondée sur la solidarité, le partage, l’imitation immédiate ou la reprise en choeur des inventions langagières de l’un par les autres (quelle docilité !) ; rarement comme lieu de conflits et enjeu de pouvoirs et de luttes.
J’ai même pu observer, toutes les fois que j’ai animé cette démarche, que le groupe avait tendance à évacuer aux différentes étapes de son analyse une dimension, pourtant toujours présente dans un certain nombre des textes de départ, celle du sujet prenant pouvoir par la parole dans le conflit avec l’autre.
La dernière phase de la démarche, après exposé et confrontation des théories élaborées par les groupes, réintroduit de façon frappante cette dimension taboue en renvoyant chacun directement à son expérience personnelle de la prise de parole.
On refond les groupes. Chaque groupe devra présenter, sous forme d’un mime (donc muet) de 1 à 2 minutes, une situation vécue de prise de parole (15 à 20 mn de préparation).
Les mimes, qui se succèdent alors sans discussion, font choc, dans la mesure où tous mettent en scène des situations de conflit ou de prise de pouvoir.
Alors, quand on parle, c’est pour communiquer ?
Pourquoi ne suffit-il pas de créer dans la classe des “situations de communication vraie” pour que les élèves, tous les élèves, soient convaincus de parler et d’apprendre la langue qu’on leur enseigne ? Le bébé qui apprend à parler et qui répète inlassablement les mêmes structures le fait-il pour communiquer ? pour singer les adultes ? parce que “son vocabulaire est limité ? ou parce qu’il sait mieux que nous, et aussi bien que les poètes , que la langue est avant tout cet outil irremplaçable par lequel les hommes structurent et parviennent à maîtriser le monde qui les entoure ? Dit-il “maman” pour se rapprocher de sa mère ou pour lui signifier, et se signifier à lui-même, qu’il n’est pas elle, mais quelqu’un d’autre, ressemblant mais unique ? Pour la mettre à distance en quelque sorte, en affirmant son autonomie d’être pensant ? Par quel conditionnement sommes-nous donc passés pour préférer voir dans la langue l’expression de l’harmonie des relations humaines et la reconquête de la fusion originelle, alors que nous savons tous confusément, de par nos pratiques de sujets parlants, à quel point elle est enjeu de luttes, enjeu de prises de pouvoirs sur le terrain des savoirs qui font l’Homme ? Alors, parler pour de bon, comprendre pour de bon, lire et écrire pour de bon, qu’est-ce que ça veut dire ?
Certes, la langue est aussi partiellement la lieu du consensus et de la connivence. Quand on ne se reconnaît pas dans un groupe, qu’on s’y vit comme marginal ou comme exclu, on n’y prend pas la parole.
Mais quelle image portons-nous des rapports sociaux qui se jouent dans la prise de parole et dans l’invention de la langue ? Le pouvoir fait peur, c’est toujours le pouvoir de l’autre, du puissant, de celui qui à la parole, le prof, le savant, l’homme des media, l’oppresseur. Le mien, au fait, dans “ma” classe ? Alors on rêve un monde sans pouvoirs comme si la langue reposait sur une évidence universelle dictée par la réalité, comme si le sens s’imposait de lui-même, sans discussion possible, parce que le monde est ce qu’il est et que nous nous bornons ( !) à le décrire (Suffit d’un peu d’honnêteté), soumis que nous sommes à la loi de la Nature…
«Et à la loi de ceux qui savent ce que la Nature nous dit, et codent pour nous ses messages !
« En ne voyant dans les mots qu’un moyen d’expression, de communication, nous ramenons leur rôle à celui, passif, d’un outil, alors qu’ils participent activement au mécanisme souvent laborieux mais parfois rapide conne un éblouissement, qui, à partir d’une vague inspiration, aboutit à une pensée achevée. »
Albert Jacquard*
Voir dans l’acte de parole l’utilisation d’un code à des fins de communication, c’est nier l’acte de création qui se joue dans chaque prise de parole, c’est nier que la langue manifeste non la réalité mais le rapport du sujet à la réalité, sa pensée, son action ; c’est nier l’activité du sujet prenant pouvoir sur la monde dans la lecture qu’il en fait.
Comment s’étonner que nos élèves ne parlent pas quand on leur enseigne avec tant de soin les mots et les “structures” qu’ils n’auront qu’à utiliser, docilement, dans des situations toutes prêtes qui ne demandent que ça ?
Parler pour de bon, ce n’est pas se vêtir de la pensée des autres, c’est affirmer à la fois son appartenance (critique !) et son altérité, c’est se construire comme sujet social :
en créant dans la langue, et sur ses marges, sa langue ;c’est porter sur le champ social le conflit des sens.
Interpeller, en quelque sorte.
Joëlle Cordesse-Picard
Dialangues n°0, 1985.
* Au péril de la Science , Seuil, 1982, P.78.