La norme et le langage des femmes


Joëlle Réthoré (Université de Paris VIII, 1969-1974, Université de Perpignan, 1974-2013)

Le document qui suit est le résumé de données et citations tirées d’articles (en collaboration) de l’auteure, exposés et publiés dans les années 70 et 80. La recherche socio-linguistique française en était à ses tout débuts, comme aussi la réflexion sur la norme et le langage des femmes. La sélection faite ici de ces bribes vise à faire comprendre au lecteur que la recherche est tâtonnement, essais et erreurs, hypothèses difficiles ou impossibles à valider, regrets, mais parfois aussi satisfaction de constater que d’autres chercheurs se posent les mêmes questions au même moment. Le sentiment d’une trajectoire commune en vue de valider ce travail est un des grands bonheurs (rares) de l’aspiration à l’assertion collective sur des sujets graves de conséquences sociales, politiques, intellectuelles, qui en appellent à notre sens de l’éthique. La période concernée (post-1968) était propice à la critique de la linguistique post-saussurienne ou chomskyenne, et à l’émergence de nouvelles (sous-)disciplines, la socio-linguistique et la sémiotique. Les circonstances de ma vie universitaire ont fait que j’ai pu/dû (faute de combatants!) collaborer avec des collègues/chercheurs qui ne provenaient pas de la même discipline, ni n’avaient nécessairement les mêmes références théoriques que moi. Ceci impliquait de chercher des passerelles conceptuelles entre des champs théoriques pluriels, ou du moins d’expliciter chaque fois que c’était nécessaire les limites du partage.

I – Premier colloque sur la Norme en France (GRECO, Université de Rouen, in Cahiers de Linguistique Sociale n°1, La Norme, 24/11/1976). Intervenants Jean-Baptiste Marcellesi, Bernard Gardin, Daniel Baggioni, A. Winther, Jean-pierre Kaminker, Joëlle Réthoré).

A cette date, Kaminker et moi étions en poste à Perpignan. Nous faisions partie d’un groupe de recherche appelé Groupe de linguistique et de pédagogie du français (j’étais moi-même angliciste…), que nous avions intégré à un nouvel institut, créé en 1974-75 avec G. Deledalle, appelé IRSCE.

Le document ci-dessous contient la transcription des deux dernières interventions dans la discussion finale. On remarquera que l’organisateur du colloque s’est doté d’un rôle critique inattendu en repérant nos propres écarts de “sachants” par rapport à la norme du français standard ! La grande question qui se posait alors, de l’école élémentaire à l’université, était : Faut-il continuer d’enseigner comme on a appris à le faire ?

J.B. Marcellesi: “Je signale qu’aujourd’hui nous avons tous commis un certain nombre de fautes sans doute proportionnel au temps de parole ; donc pour répondre à la question “faut-il être normatif ou pas ?” Je crois que tu as raison de dire que nous avons essayé d’apporter un certain nombre de réponses mais de très loin ; ça veut dire que si nous étions maîtres de tout, nous cesserions d’être normatifs en demandant aux enfants de s’arranger quand même pour se faire comprendre ; mais en sens inverse, je crois que dans la situation actuelle, aucun de nous n’a le courage de dire aux enfants uniquement : “parlez comme vous parlez”, sans essayer de leur faire intérioriser un système, le système linguistique.”

J.P. Goldenstein : “Moi je crois surtout que ça ne marche pas si vous dites “faites comme vous voulez”, les gens attendent quelque chose, çà j’en suis certain  ! Je pense, si tu veux, au problème des révolutions.  Bon, la première aspiration des gens,  c’est le droit au savoir ; et puis, ce qu’ils demandaient, c’était écrire et parler comme tout le monde ! Ça,  à chaque fois,  ça a été comme ça.”

Rappelons que Marcellesi et Gardin ont publié le premier ouvrage de sociolinguistique en France : Introduction à la sociolinguistique,  La linguistique sociale, Larousse Université, en  1974.

Quant à J.M. Adam et Goldenstein, ils ont également publié le ou un des premier(s) ouvrage(s) associant linguistique et études littéraires en France : Linguistique et discours littéraire : théorie et pratique des textes, Larousse, en 1975.

II – Première enquête en France sur le langage des femmes

En collaboration avec Claudine Fabre (Université de Perpignan), cette enquête a été menée sous l’égide du C.N.R.S entre 1978 et 1979 (rapport de synthèse sur la Vallée de la Rotjà publié en 1981). Le programme (lancé au plan national) était une Action Thématique Programmée sur “L’Observation Sociale et Culturelle du Changement Social”.

Cette enquête sera suivie d’une enquête sur les manières de parler des enfants de ces femmes, dont nous pensions qu’elles reflèteraient peut-être celles de leurs mères. Mais elle se conclura par un échec, faute d’obtenir des productions en quantité suffisante pour être exploitables.

Les sélections qui figurent ici sont extraites des différentes publications auxquelles a donné lieu la première enquête.

Nos premières conclusions:

Notre objectif n’était pas de décrire une situation de diglossie (recherche très en vogue à cette époque, tant en Occitanie que dans les Pyrénées-Orientales), ni de rechercher des particularités d’un hypothétique langage des femmes. Il était de mettre en regard des traits sociologiques, des traits de contenu et des traits linguistiques, tous retenus relativement à la notion de “changement”.

Pour l’instant, sans négliger ici les paramètres sociologiques (au nombre de huit dans l’étude), nous parlions surtout des traits de contenu et de langage, qui sont régulièrement représentés dans notre corpus et qui sont intéressants par leur objectivité, lorsqu’on sait que les choix syntaxiques et discursifs opérés par l’énonciateur échappent en bonne partie à sa conscience : verbes au présent, énoncés de propriété,  assertions mitigées,  contextes hypothétiques, “je”, appels au consensus.

  1. La prédominance du présent dans des énoncés de propriété manifeste un évident souci de distanciation par rapport aux situations individuelles, qui ne sont saisies que par leurs attributs les plus généraux (maternité, travail/non travail, contraception /non contraception). Ceci n’est nullement en contradiction avec l’observation de procédures particularisantes, qui amènent les locutrices à utiliser des exemples vécus, familiaux ou locaux. Ni avec le refus assez fréquent de l’abstraction. Nos locutrices argumentent et généralisent à partir de l’expérience qu’elles ont de leur environnement immédiat.  Exprimer des propriétés permanentes (“une femme est une femme”), c’est aussi une manière de gommer le changement, éventuellement de le nier.

2. Malgré la fréquence du “je”, de l’assertion mitigée, et de l’appel au consensus, les locutrices se livrent peu. Les énoncés constatant des faits objectifs (“j’ai un enfant”) sont plus fréquents que les énoncés à valeur interprétative (“j’ai des difficultés”… “des faiblesses”). Ils se donnent pour transparents et sans problème, comme, d’ailleurs, les énoncés par lesquels les locutrices expriment leur appartenance sociale (“Je suis institutrice”, “une femme d’agriculteur”, “une femme qui a un métier “). De façon massive, la locutrice qui dit “je” pour parler du quotidien révèle, qu’elle le veuille ou non, le poids des rôles traditionnels de la femme : mère et gardienne du foyer.

En opposition, les énoncés polémiques, en rupture avec cette vision, mais numériquement minoritaires, ont un sujet syntaxique collectif et unifié, “elle(s)”, “la femme”, “les femmes”, “la femme c’est la femme objet”, “la femme est l’esclave de sa famille”, “une femme devrait à travail égal avoir le salaire égal “, “un peu plus de liberté, la femme, elle a”.

Ainsi, lorsque les prédications réfèrent à la condition féminine, les sujets de phrase, génériques, indiquent que l’énonciatrice se garde de s’impliquer. Pourtant, ces prédications critiquent une situation sociale et constituent une manière indirecte de souhaiter le changement social.

Dans l’ensemble, les locutrices recourent fréquemment à l’assertion mitigée, marquant ainsi une opinion en train de se chercher. Elles limitent par là la portée de leurs jugements, ou évitent d’en prendre la responsabilité. Cela leur permet peut-être de s’y montrer plus hardies.

3. Enfin, la représentation linguistique du changement social ne se traduit pas, comme on aurait pu s’y attendre, par des oppositions temporelles (passé/présent /futur). Elle passe par l’alternance irrégulière du présent et du contexte hypothétique. Le changement n’est pas perçu par rapport à l’Histoire (et très peu par rapport à la mémoire), mais plutôt à travers des données contemporaines (anecdotiques ou politiques), qui ouvrent sur des avenirs incertains et assez sombres.

Globalement, les femmes expriment l’espoir que ça change, et, dans ce sens, leur parole – quel que soit son contenu – est un acte.

III – Article de synthèse critique de l’étude ci-dessus.

Claudine Fabre et Joëlle Réthoré, “Une enquête sous conditions : discours de femmes dans une petite ville “, in International Journal of Sociolinguistics n°54, 1985, pour. 79-97.

Recevoir telle quelle l’existence sociale et langagière d’informatrices tout en menant un travail scientifique de réduction et de généralisation, c’était une contradiction  incontournable au moment de l’enquête, et qui questionne bien plus encore après coup. Tout ceci rejoint de nombreux travaux concernant l’enquête sociolinguistique sur le terrain. Avec le recul, une mise au point s’est faite, qui montre les solidarités et les contradictions dans la triade constituée par les chercheuses, leurs premières productions (résultats transmis à l’institution,  rapports), et l’objet même de leur recherche. C’est alors seulement que certaines contraintes se sont éclairées,  que certaines questions ont été posées, autrement: quelle incidence ont eue les facteurs institutionnels sur chacune des trois composantes ? De quel poids exactement ont été les ‘conditions’ de l’enquête ? etc.

Nous proposions donc dans ce second article un travail de clarification, qui ne visait pas l’originalité ; nous avions conscience au contraire qu’il participait d’interrogations sur la discipline devenues maintenant triviales en sociolinguistique.  Notre objectif n’était donc pas:

  • de produire de nouveaux faits (nous avons utilisé notre corpus de 1977-1979);
  • ou de critiquer notre méthode ou d’infirmer les résultats déjà obtenus.

Au contraire, nous avons repris les résultats antérieurs, et cherché de nouvelles analyses, en interprétant plus librement les faits, et en repensant notre situation de chercheuses-femmes.

Mais enfin, pourquoi refaire une fois de plus le constat, et/ou la critique de l’idéologie dans la recherche en sciences humaines ? Pourquoi risquer une interprétation supplémentaire et/ou naïve sur cette question incontournable et déjà tellement bien cernée par d’autres ? Peut-être parce que nous avions en commun avec nos enquêtées ce que Labov ne partageait pas avec les adolescents du ghetto noir : nous étions des femmes, et nous avons écouté des femmes.

Pourquoi revenir sur un corpus déjà ancien ? Parce que des enquêtes où les femmes parlent, il y en avait peu (celle-ci était la première à la fin des années70) . Et que dans le même temps,  il existait à leur égard une demande sociale,  une curiosité, qui s’exprimait par divers organismes (ministères, media, groupements féministes ou familiaux…).

Qu’en était-il de cet intérêt à l’université ? Les linguistiques de la langue ont, rappelons-le, contribué à largement occulter les différenciation dialectales de tous ordres, les variantes sexuelles et idiolectales. C’est l’hypothèse d’une spécificité non certes, d’une langue, mais d’un langage des femmes, qui a suscité les résistances les plus fortes en milieu universitaire. La constitution de celui-ci en objet d’étude à provoqué des tensions que nous avons intériorisées en partie par des décisions marquées d’ ‘hypercorrection’ : souci d’objectivité, recours à l’informatique (cf note infra),  exposé détaillé de la méthodologie, réduction des résultats. Nous étions les deux seules femmes de l’équipe ; or, comme le dit une locutrice, “deux femmes, ça fait pas tellement le poids, hein !”

Note : il apparaîtra dans les années 90 (conversation avec Lebart, invité à l’université de Perpignan) que cette analyse informatique aura été la toute première en France, en sciences humaines et sociales, ayant recours aux “Techniques de la description statistique, méthode et logiciels pour l’analyse de grands tableaux”, Dunod,  de Lebart, Morineau et Tabard (1977).

IV – Conférence faite à l’université autonome de Barcelone, 1986 : “Quand des femmes parlent du changement social.”

Cette conférence résume les choix méthodologiques et les résultats  de l’enquête menée à Prades et quelques villages de la Vallée de la Rotjà en 1978-79 (cf. Le point 2). La demande formulée par l’équipe des sémioticiens de Barcelone portait en effet sur la méthode et l’adéquation éventuelle de notre grille d’analyse et du traitement informatique des données codées au traitement des discours de type médiatique, en l’occurrence des entretiens télévisés.

Étant les deux seules femmes de l’université de Perpignan participant à l’Action Thématique Programmée  ‘Observation continue du changement culturel et social”, il nous a paru intéressant de considérer les femmes comme des interlocutrices et des agents du changement social en cours en France dans ces années- là. Nous avons donc fait l’hypothèse que cette participation (positive ou négative) de l’élément féminin du corps social allait se refléter dans leurs discours (soit au niveau du contenu, soit au niveau des manières de dire, soit aux deux niveaux, lexical et syntaxique), et que nous devions pouvoir mettre au point une batterie qui en rende compte, sans que nous ayons nous-mêmes trop à intervenir dans l’interprétation des résultats.

Synthèse des résultats :

L’analyse automatique a mis en évidence quelques marques linguistiques. Ainsi, sur l’ensemble des données, l’opinion personnelle était assertée de façon mitigée, au présent, avec des mises en relief sur le contexte.

Autre type de résultat, la variation à l’intérieur d’un même discours entre une attitude particularisante et une attitude généralisante n’a pas porté sur le nom (‘femme’, ‘travail’ ou ‘changement’), qui étaient les 3 items lexicaux retenus pour l’analyse.

Nous avons aussi constaté que certains thèmes allaient de pair avec certains modes d’assertion: quand les femmes parlaient du changement social, elles utilisaient l’assertion mitigée, l’appel au consensus et le refus d’asserter, préférentiellement. En revanche, parlant du travail, c’est à l’assertion forte qu’elles recouraient, à côté de l’assertion mitigée et de l’assertion neutre. Ces phénomènes peuvent tenir aux types de pratiques sociales et de notions référées par les mots ‘changement’ et ‘travail’ : le changement est une notion floue, reposant sur un modèle de société plus ou moins implicite. Son imprécision la rend contestable et peut donc provoquer chez les locutrices un sentiment d’insécurité. La notion de travail, par contre, bien que sujette à controverses (“le travail domestique est-il un travail?”), réfère à des expériences quotidiennes et notamment à des revendications,  compte tenu de la situation de l’emploi dans cette région (les Pyrénées-Orientales)…

Le corpus contient aussi une grande fréquence d’assertions mitigées à la première personne (“je”) : ceci est caractéristique d’une minoration de la portée objective des propositions. Les locutrices ne semblent pas pouvoir exprimer autrement que de façon timide des jugements impersonnels. Beaucoup de leurs propos sont marqués par la subjectivité, l’hésitation et l’incertitude. S’agit-il pour autant d’un phénomène propre aux femmes ? Nous rencontrons là les limites de notre enquête, car nous manquons de points de comparaison. Enfin, les contextes hypothétiques se sont avérés intéressants aussi. Ils apparaissent à propos du travail, et, à un moindre degré, à propos de la femme. Ces mêmes contextes comprennent aussi des modalités indiquant la contrainte (l’auxiliaire modal ‘devoir’, ou le passif). Le travail de la femme est donc présenté comme soumis à de multiples conditions (“je travaillerais si mes enfants étaient grands”), et ne dépendant pas de sa volonté.

Deux autres données linguistiques récurrentes sont apparues avec la recherche d’énoncés archétypaux représentatifs de ces femmes. Il s’agit de la comparaison et de la citation combinées. Ainsi, le slogan “à travail égal, salaire égal “, a produit une très grande variété de formes, et une nette instabilité de l’opinion sur ce thème, parfois chez une même locutrice. Ceci pourrait signifier qu’il est un foyer du changement social à l’époque. La citation exacte, en outre, a été assez rare. Elle a été modalisée (“on devrait avoir”), ou bien l’ordre adopté a différé (“salaire égal /moi je/enfin, travail égal “), ou encore elle a été soulignée par un “comme on dit”, son sens a été questionné (“j’aimerais bien savoir ce qu’est ‘travail égal ‘”), etc. Il nous a semblé étonnant que ce rapport syntaxique (citation + comparaison), marginal dans la manière de parler d’une locutrice donnée, corresponde à un contenu parmi les plus répandus dans l’ensemble des discours et dans la culture commune.

Si les citations exactes avaient prédominé, on aurait pu considérer la co-occurrence des deux traits syntaxiques en question comme un simple artefact, la citation, parole étrangère, étant marginale par rapport à l’ensemble du discours de chacune.  Mais ça n’a pas été le cas.  Le corpus renferme surtout des citations fragmentées, remaniées, devenues idiolectales. On peut penser que ce phénomène est au centre des rapports de l’expression linguistique et du changement social. La citation, indice de soumission à la parole d’autrui, n’est pas univoque. Elle laisse place à un questionnement personnel sur le bien-fondé du slogan, et peut permettre d’exprimer tout un continuum d’opinions conflictuelles, inconscientes, entre plusieurs conformismes.

On a d’ailleurs constaté que, quand ‘femme’ et ‘travail ‘ sont en co-occurrence, et déterminés ou déterminatifs  (les métiers de femmes ; la localisation fonctionnelle du travail ; la comparaison entre hommes et femmes ; le travail, comme nom ou comme verbe), la lexicalisation plus ou moins avancée du syntagme est la marque de plusieurs processus : . des syntagmes nominaux brefs et déjà attestés, qui réfèrent à des représentations naturalisées en créant un minimum de tension, et sont propres à susciter le consensus.

                   . Ou bien des syntagmes plus développés, peu construits, voire agrammaticaux, qui renvoient à des positions plus polémiques,  pas toujours très précises,  non sans difficulté parfois, une réalité en mouvement.

On peut donc conclure que l’expression verbale a sa place comme mode d’observation ou de description du changement social explicitement,  par son contenu référentiel, et implicitement, par les indices linguistiques qui l’émaillent.