Joëlle Réthoré, article paru en 2002 dans la revue SEMEN, sémiotique et communication
https://doi.org/10.4000/semen.5191
C. S. Peirce — dont j’ose espérer qu’il n’est plus besoin aujourd’hui de le présenter — a conçu, outre une méthode de l’enquête scientifique, d’assez nombreuses propositions théoriques, plus ou moins développées, dans des domaines aussi variés que la logique ou sémiotique, la philosophie, la géodésie, les mathématiques. Je ne crois pas, cependant, qu’il serait aussi juste d’affirmer qu’il ait cherché à élaborer une véritable théorie de la communication, surtout dans son sens moderne de communication de masse ou communication globale : une telle focalisation n’est pas présente dans son oeuvre. Qui, d’ailleurs, s’intéressait à cette question au point de la concevoir comme un domaine, une discipline, un champ du savoir, parmi les penseurs de sa génération1 ? Si l’on en croit Philippe Breton, la conception ‘moderne’ de la communication naquit, pourrait-on dire, en 1942. Des chercheurs venant d’horizons aussi divers que la cardiologie, la neuro-physiologie, l’ingénierie du téléphone, l’électronique, les mathématiques et, last but not least, l’anthropologie (représentée par G. Bateson), mirent alors au centre de leurs discussions une proposition de Norbert Wiener, le père de la cybernétique : il s’agissait de focaliser la théorisation naissante de la communication sur la régulation, le contrôle et le commandement, non point pour favoriser l’instauration d’un régime pour le moins autoritaire, mais bien au contraire en vue de créer des garde-fous contre les totalitarismes. Les années passant, ce seront des acteurs sociaux non scientifiques qui appliqueront la notion de communication à l’analyse et à l’action politiques et sociales. L’idée visée était celle d’une autogestion de communautés de petite taille (préfigurant le Small is beautiful des années 70) dans lesquelles serait développée une conception nouvelle de l’homme et de la nature du lien social, fondée sur la fraternité. En effet, le barbarisme de l’idéologie nazie avait ranimé un idéal utopique du XIXème siècle (lequel est peut-être en train de resurgir dans le domaine associatif en ce début du XXIème siècle), l’idéal d’un changement social qui ne serait fondé ni sur l’exclusion sociale, ni sur le renforcement de l’état. Homo communicans, selon Wiener, n’était plus le centre de l’univers, duquel tout part et vers lequel tout converge. Il était devenu un être sans intérieur, sans corps propre, vivant dans une société sans secrets, pleinement tourné vers elle, un homme vivant seulement par l’information et l’échange, dans une société rendue transparente par les nouvelles machines à communiquer. En refusant de considérer l’homme comme un individu isolé, Wiener fondait ainsi une nouvelle anthropologie, elle-même fondée sur l’égalité entre les hommes, partenaires dotés du même poids de complexité, grâce à leur capacité de pensée rationnelle. Convaincu par ailleurs que le raisonnement artificiel (ancêtre de l’informatique) dépasserait rapidement la performance mentale des humains, Wiener lançait déjà le concept d’intelligence artificielle, dès 1945. Des machines intelligentes devaient être autorisées à devenir nos partenaires en communication et se voir ainsi attribuer de pleines responsabilités en matière de contrôle et de prise de décision de façon à permettre à la société d’accroître son auto-contrôle grâce à un réseau d’information couvrant la planète. Ce programme portait des traces de l’héritage anarchiste, mais d’un anarchisme rationnel.
1. Peirce et le processus triadique de la communication
Si je reviens maintenant à ma toute première assertion, je pense, au vu de ce qui précède, qu’il ne convient pas de dire, et moins encore d’affirmer, que la pensée de Peirce a contribué directement à concevoir la société de communication, ni même la théorie de la communication alors émergente. En effet, dans ces années-là (la seconde guerre mondiale et l’après-guerre), les écrits de Peirce étaient quasiment inconnus, y compris du monde scientifique et, à quelques philosophes anglo-saxons près, du monde de la philosophie, aussi bien aux U.S.A. que dans le reste du monde. Certes les six premiers volumes des Collected Papers avaient alors été publiés par les Presses de l’Université Harvard, mais leur lecture restait confinée à un cercle restreint d’initiés, même en Amérique du Nord. Il me paraît donc tout à fait erroné d’envisager que Peirce dans le texte ait exercé une influence quelconque sur les premières théorisations, profondément dualistes, de la communication.
Est-ce à dire que le concept de communication soit absent de son œuvre ? Non. Disons qu’il n’y est pas fréquent, à la lettre. Mais si on l’inscrit dans une constellation sémantique mettant en scène les concepts de sémiose, de dialogisme, langage, discours, intention, quasi-esprit, interprète, commens ou commind, alors la théorie de l’enquête peircienne, qui est une pragmatique des conditions de l’émergence du sens et de la signification, s’applique de façon tout à fait légitime au thème de la communication, avec certitude dans sa version micro, qui est celle de la communication intersubjective ou des petits groupes2, sinon, comme je le disais supra, dans sa version macro.
Une précaution s’impose, cependant, avant de nous aventurer dans l’évocation et la liaison de ses concepts : il importe, pour chacun d’entre eux, de se garder de les hypostasier en leur attribuant trop de matérialité et une temporalité trop discrétisante alors qu’ils relèvent d’un enchaînement et d’un ordre purement logiques qui seraient mieux servis par une représentation en trois (qu’en deux) dimensions.
2. La sémiose de communication : un concept anthropologique
Qu’est-ce qu’une sémiose, généralement parlant ? C’est la transmission triadique d’une information – et donc d’un objet – par un signe dûment interprété (qui peut à son tour devenir un signe pour un autre interprétant, and lo another (infinite) series). Cette interprétation est un travail de l’esprit3, qui peut aussi bien être celui de la source du signe que de tout autre interprète. Cet esprit ne doit pas être entendu comme celui d’un individu absolument singulier, et pour ce motif est appelé Quasi-esprit par Peirce4 : le Quasi-esprit est l’espace mental partagé avec les autres hommes, socialisé, historicisé5. Il est l’indice de cette connexion6 entre signes et entre hommes7 : rappelons que, de même qu’il n’y a pas d’individu isolé, il n’y a pas de signe isolé8. L’énonciateur et son co-énonciateur sont respectivement Quasi-énonciateur et Quasi-interprète dans le texte peircien, c’est-à-dire deux Quasi-esprits soudés ensemble dans le signe, formant ‘un’ esprit, tout en restant distincts9. La conséquence en est que « toute évolution logique de la pensée est dialogique »10 et que « le champ universel de la pensée interconnectée (…) est, dans chaque pensée, reconnu comme un signe (…) de la Vérité »11