Colette VAI.AT
J’avais assez peu l’habitude, depuis que je travaillais avec le Secteur, d’écrire pour les autres. J’écrivais beaucoup, en des périodes riches de découvertes pédagogiques, mais ce que j’écrivais, c’était pour moi, c’était un moyen pour moi de comprendre ce qui se passait, de théoriser.
L’écriture théorique et la réalité.
Lorsque je venais de faire une découverte, ou lorsque je devais écrire sur commande, j’écrivais un article qui finissait toujours par dépasser ce que j’avais observé pendant la pratique elle-même : rendre compte par écrit de quelque chose, ça permet de prendre distance, d’opérer des rapprochements qui prennent un sens nouveau par rapport au vécu lui-même. La théorie, n’est-ce pas une forme de généralisation qui écarte les limites d’une expérience, transforme le ponctuel en universel ? D’où peut-être l’impression troublante, agaçante, de miracle, incroyable à proprement parler, que certains écrits ne laissent pas de donner. Y compris les miens.
Donc, en écrivant pour fournir une matière aux autres, je finissais par écrire pour moi, par oublier que j’écrivais pour donner envie à d’autres, en principe. Souci de convaincre, oui, de faire partager, non. Du coup, en période de vaches maigres, où j’estimais ne rien avoir découvert, et où j’usais mes anciennes découvertes, je n’écrivais pas, parce que je pensais n’avoir rien de neuf à dire. De neuf pour qui? Pour moi. Or, j’oubliais que ce que je pratique en classe, c’est la recherche au quotidien, la tension vers un but, restituer à chaque enfant son pouvoir d’apprendre, la certitude que c’est possible, et l’investissement personnel dans l’imagination des moyens pour que le possible devienne réel. Pour moi aujourd’hui, ça fait six ans d’Éducation Nouvelle, mais, comme au premier jour, c’est la recherche qui ne se décourage pas des échecs, et s’efforce de lire les réussites. Ce n’est pas la réussite à 100%, ce n’est même pas tous les jours cet optimisme, mais presque. J’ai surtout le sentiment d’être depuis longtemps sortie de la malédiction qui consiste ä croire que rien ne changera jamais, ni les enfants en échec, ni moi. Aujourd’hui, je tourne une nouvelle page d’écriture : ce que je vais écrire n’est pas une pratique de réussite pour tous les élèves, c’est une pratique de réussite pour moi. Mais ce n’est pas pour moi que je vais l’écrire, c’est pour les lecteurs de Dialangues, les convaincus qui s’y reconnaîtront, les pas d’’accord qui auront de quoi discuter, et les nouveaux qui se feront peut-être une idée de ce qu’est une pratique de recherche au quotidien, et surtout de son intérêt très subjectif pour la personne qui s’y adonne.
La réalité à transformer .
Dans une classe de français du second cycle, il existe une nécessité impérative pour réussir au bac, c’est celle de maîtriser un raisonnement dialectique, à appliquer au traitement de problèmes littéraires en particulier. Une sorte de mission impossible pour un enseignant moyen. Enseigner la pratique de la dialectique et les grandes idées autrement que par un cours magistral, non vraiment, on ne voit pas comment. Suivez mon raisonnement. Les idées courantes de la critique littéraire, la focalisation, le naturalisme, l’identification, ça ne s’invente pas ; et même si ça pouvait s’inventer, ça prendrait du temps, Ou ça n’irait pas assez loin. J’imagine que c’est pareil pour la mécanique quantique et la fission de l’atome. Donc il vaut mieux l’enseigner in extenso, tout raconter et tout expliquer. Ce sera toujours ça qu’ils auront vu, ils n’auront qu’à bien apprendre ensuite.
Ce raisonnement se tient, d’ailleurs il est loin d’être minoritaire. Pour moi, l’inconvénient, c’est qu’il fait perdre du temps aux élèves, en particulier à ceux d’entre eux qui “ont du mal à comprendre les choses abstraites”, ceux à qui il faudrait expliquer longtemps, et encore, ils finiraient par tout oublier quand même. De plus, il conforte les élèves dans l’idée malsaine que l’accès à la littérature ne peut se faire qu’à l’aide d’un passage obligé par l’apprentissage respectueux des théories élaborées par les critiques, domaine où certains produisent des idées qui servent à d’autres, et encore, ne leur servent que pour passer le bac. Docilisant, excluant, contraire à une pratique de formation digne de ce nom, le cours magistral en français me paraît être aussi condamable que le faux dialogue sur les textes avec une poignée d’élèves, et que le cours magistral dans n’importe quelle matière. Me voici donc confrontée à un problème urgent : inventer des pratiques révolutionnaires, le plus vite possible, pour que mes élèves de lycée passent le bac avec succès et se forgent un raisonnement opératoire, et même ailleurs qu’à l’école, plus une sorte de familiarité avec la lecture dite des classiques.
La réalité en train de se transformer …
Au programme de ce vendredi : le mot culture. Il s’agit de fabriquer une définition et d’explorer les facettes du problème. Le but, ou l’un des buts, est qu’ils puissent réagir à n’importe quel sujet de dissertation à propos de la culture. Il me semble en outre qu’il s’agit d’une réflexion fondamentale, parmi d’autres bien sûr, à mener pour tout jeune citoyen. Bien entendu j’exclus la possibilité soit de leur faire un cours, soit de leur livrer une fiche toute faite à commenter, ou toute autre idée dans laquelle ils n’auraient rien à inventer par eux-mêmes. Collecte d’idées et classement au tableau ? J’abandonne cette idée, pas assez dynamique, pas assez impliquante. Ou plutôt je la conserve, mais je l’assortis d’un dispositif pour la prise de parole. J’ajoute que je préfère un débat sur une phrase à un débat sur un mot, toujours pour des raisons de dynamique, de possibilité de réaction. J’écris donc une phrase-thème de débat au tableau: “Nul n’est cultivé s’il n’est occidental, catholique, âgé de plus de trente ans, et fonctionnaire.” C’est certes manquer de finesse, mais ça trace un portrait rapide qui ressemble aux représentations ordinaires (cultivé comme Pivot, Malraux, etc.) De plus ça exclut tous les élèves et la majorité de leurs parents. Je précise que je ne participerai pas au débat, sauf pour écrire les idées au tableau, mais que seuls 10 élèves pourront parler ; parmi eux, 2 ne doivent parler que pour contredire les autres. Pourquoi 10 seulement”? Parce que je ne crois pas possible de débattre à 35. J’ai demandé que ceux qui ne parlent pas puissent communiquer leurs contributions par écrit aux 10. D’autre part, les 2 contradicteurs doivent se contraindre à discuter toutes les idées des autres, pour que tous puissent envisager comment sortir du cercle fermé des opinions personnelles. Artificiel, je le reconnais. Je cherche en fait à créer le déclic dans leur tête.
Ce qui s’est réellement passé ? Mes deux contradicteurs ont oublié de contredire, et noi j’ai oublié mon devoir de réserve : je pointais les idées qui se contredisaient au fur et à mesure de leur apparition. Ce qui relançait le débat, ouvrait la voie à des dépassements. Ce fut grandiose, ça mettait les nerfs à vif, ça pétaradait d’idées dans tous les coins. De sorte qu’au bout d’une heure, le tableau était plein, mais surtout nous y avions une définition précise, nuancée, convenant à tous. Vérification faite, cette définition à deux grands axes recoupe celles du dictionnaire encyclopédique Larousse. Quand je pense qu’en début d’heure, ils demandaient de la leur fournir, cette définition, pour qu’ils puissent discuter juste !
… et le plaisir.
Ce que j’ai à livrer à un lecteur dans cette expérience, c’est d’abord le plaisir que j’ai eu à les voir réfléchir, le plaisir de voir concrètement s’élaborer une conquête, celle d’une idée complexe, et celle d’une forme de raisonnement. Certains d’entre eux étaient aussi excités d’être acteurs que moi d’être témoin de cette expérience.
C’est aussi la satisfaction d’avoir, véritable maîtresse ignorante, limité mon rôle, mais sans renoncer à ma fonction : je ne leur ai rien appris, mais je leur ai permis d’apprendre tout seuls. Je savais quoi leur faire apprendre et comment ; c’est eux qui ont fait le reste, c’est-à-dire appris. C’est encore la satisfaction d’avoir perçu les limites de ce type de travail, mais aussi les moyens de l’’améliorer : tous n’ont pas participé, tous n’ont pas trouvé, ni même réfléchi, mais la prochaine fois, je sais ce que je tenterai pour que tous soient impliqués. Par exemple, je les grouperai par 5 ou 6, avec un autre thème de débat, et l’obligation pour eux de se choisir une sorte de censeur qui sera chargé de pointer les contradictions, d’arrêter le débat pour qu’on s’en occupe. Soit le ’’pointeur” fera son travail, soit il ne le fera pas, mais dans ce cas, j’ai l’impression qu’il y aura toujours des élèves si soucieux du respect de la consigne qu’ils seront prêts à la transgresser, c’est-ä-dire à rechercher les contradictions à la place du camarade désigné, pour qu’elle soit effectivement respectée. Je pense, plus exactement, que la consigne devra être formulée de telle façon qu’elle ne puisse être remplie qu’au prix de cette transgression, car il faut au départ un maître symbolique de la consigne qui constitue le centre de ce que je vise.
Une façon de l’écrire.
Entre ce que je veux faire, ce que je prévois concrètement, les déviations, la réalité concrète de ce qui se passe, et les leçons que j’en tire, il se passe des tas de choses. Je passe mon temps à inventer en fonction des nécessités, stimulée par la certitude qu’il y a des réponses que je suis capable de trouver, tout autant qu’eux sont capables d’apprendre pour peu que je crée les conditions favorables. Alors j’invente, comme un pommier fait des pommes. Ni Zorro, ni Superman, je laisse libre cours à mon imagination ; depuis le temps, ce que j’ai, ce n’est pas la technique, c’est la confiance. Et je vis quelquefois des moments fulgurants où je trouve, où j’ai réussi des choses, où les élèves ont réussi, certains, parfois tous. C’est pour ces moments-là que je cherche. C’’est, un peu égoïstement, pour le bonheur de bien faire mon boulot, c’est-à-dire de voir dans un regard d’enfant l’étonnement de celui qui vient de comprendre et qui n’oubliera jamais plus. Il y a sans doute des gens qui cherchent autre chose. Moi, c’est ça. Et c’est ce que je voulais écrire.