Billet de fin de stage
Joëlle Cordesse
Elne, le 25 janvier 2013
Le stage d’Elne nous a apporté, avec la radieuse présence de Joséphine et Morena, l’atelier « Corps et voix », le répertoire traditionnel des chants de travail et de lutte, et un lien inédit pour nous, du moins pour moi, de la polyglossie à la polyphonie. De la langue vers la voix, c’était ce que j’attendais. Je m’intéresse aux langues parce que les langues sont, dans la vraie vie, des paroles, des sonorités, des couleurs, des sensations physiques ; et j’essaie de travailler à la diversité des paroles dans la mesure où elles portent et font vibrer une diversité de voix humaines, des histoires singulières, des corps habités de cultures. Je m’y attendais, et pourtant la présence fréquente du mot polyphonie dans la langue de Joséphine m’a surprise comme un cadeau. J’aime la sensualité dont ce mot enrobe la sécheresse apparente de notre polyglossie. La polyglossie, c’est du type, c’est la langue. La polyphonie, c’est du ton, c’est la voix.
Mais comment nommer le troisième terme, entre les deux, celui de la parole ?
J’ai consulté ma mémoire et mon sens des racines grecques et j’ai trouvé : le chaînon manquant, celui qui nomme la pratique, c’est la polyloquie. Soyons donc polyloques ; pas ventriloques, pas des loques, sortons du soliloque. Le polyloque est celui qui parle et pratique plusieurs langues sans nécessairement les maîtriser. Il prend le risque. Il explore, cherche et se cherche dans la diversité de ses langues et, et peut-être surtout, dans celles des autres.
Puissance du multiple
Le chaînon qui manque bien souvent à nos raisonnements, et que le pragmatisme nous invite à penser pour lui-même, est la catégorie de l’action : les logiques du « Hic et nunc ». La polyphonie est un idéal esthétique, un possible, que l’action viserait à atteindre, mais qu’elle peut aussi gâter. La menace de la caco-(phonie) pèse sur nos envies de faire. Alors, on reste à l’unisson, l’uni-son, toutes et tous le même, pour ne pas risquer. Du coup, la caco-glossie est carrément impensable : car la polyglossie relève d’une compétence générale. Le polyglotte, croit-on, est celui qui maîtrise, par définition. On le jalouse ou on l’admire, mais on ne le discute pas. On n’est pas plus ou moins polyglotte, on l’est ou on ne l’est pas, c’est tout. C’est une catégorie qui exclut, d’où l’on s’exclut. D’un côté l’évidence d’un droit, d’une noblesse, de l’autre la peur de salir. Cette logique dualiste régit nos rapports aux fondements du savoir depuis l’école. No tocar, ne pas toucher, absorber et régurgiter, et s’oublier jusqu’à obtention d’une performance suffisante qui validera la qualification.
La peur du désordre et la rigidité de la définition figée sont les deux figures de l’impuissance et de l’impossibilité d’agir. Entre les deux, nous avons à construire l’audace d’agir, la puissance. « Prendre le risque d’essayer », a dit quelqu’un l’autre jour dans le stage. La polyloquie, le polyloque, ou la cacoloquie, qu’importe ! Seule peut se façonner, se réguler, une matière qui s’est donné une chance d’exister ! La polyphonie est une œuvre à construire, une quête, pas un don ; elle s’enracine dans la possibilité du multiple, qui est d’abord, logiquement, une appréhension tranquille de la multiplicité des possibles. Trouver sa voix dans le concert des voix, sa parole et sa langue dans le concert des paroles et des langues : oser le dissensus, la déviance, écouter les autres, s’ancrer dans le mouvement commun, lâcher-prise… De quoi avons-nous peur ?
« Pour commencer », dit Jankélévitch, « il faut commencer, et on n’apprend pas à commencer. Pour commencer, il faut simplement du courage ».1
Le courage des commencements, une vertu pédagogique ?
J’ai peur, je fais quand même
J’ai peur parce que je ne suis pas sûr(e) de savoir faire parce que je ne suis pas habitué(e) parce que je vais devoir réagir à de l’imprévu suis-je capable d’inventer la suite d’une réussite qui serait nouvelle pour moi ? | Je fais quand même parce que je sais par expérience que ça doit marcher parce que je peux anticiper le sens global de ce qui va se passer parce que je sais pouvoir compter sur les autres |
Comment appréhender le possible, comment pouvoir compter sur les autres ?
Dispersion dans l’action, recherche d’unanimité dans le concept. La personne qui agit met en jeu ses habitudes et les effets du concept commun sur ses habitudes. L’action relève du sujet singulier. On ne peut compter sur les autres, dans l’action, qu’en étant en état de faire confiance à la force du concept partagé.
Penser / créer une vraie fête
La deuxième journée de stage, conçue comme chantier de la fête du soir, fut un de ces commencements qui forgent la confiance.
En cours de route, j’ai abandonné des consignes auxquelles je croyais devoir tenir. J’ai renoncé à amener tout le monde à la fresque où nous avions apporté les cartes peintes, à mettre du Matisse près de nos productions, à demander, pour tout dire, une prise de recul sur ce qui était en train de se produire. J’ai eu le sentiment que la fête avait à se dérouler dans sa logique propre, sans convocation de la conscience.
Créer la fête serait-ce un peu comme aller d’un niveau à un autre, toujours plus profond, comme dans une séance d’hypnose, de lâcher-prise, d’accueil de soi ?
La fête n’est pas le moment de la mise à distance qui permet de comprendre la fête. Sa logique est d’embarquer et s’embarquer dans une aventure d’étonnements et de commencements. Impliquer chacun dans une découverte des ressources du commun et de ses propres possibles d’existence (œil, main, voix, plaisir) dans le commun. La fête a pour finalité d’inscrire la singularité des parcours des personnes dans du commun.
La conscientisation implique une autre forme de jubilation. Dans l’écriture, le débat , le travail réflexif de formulation de l’expérience vécue, se joue la construction de significations, grâce auxquelles on n’aura pas à toujours revenir à un même commencement. On s’y donne les moyens de vivre des commencements qui débordent les premiers et donnent de plus en plus d’assurance à nos entreprises.
L’un et l’autre outillent le courage.
Le stage d’Elne était l’un des jalons de la préparation du Forum de Perpignan 2014
Forum Peirce 2014 à Perpignan : il y faudra de la vraie fête, avec une logique de fête, de la vraie conscientisation, avec des logiques de conscientisation, et de la vraie jubilation intellectuelle et spirituelle. Sans oublier que nous luttons pour un monde de coopération, d’accueil de l’autre, et de construction partagée des savoirs. Contre le racisme, le colonialisme, l’exclusion des autres, le mépris de soi.
Après janvier 2013, le projet s’est reformulé, à travers des rencontres avec nos partenaires en Tunisie en mars, lors du Forum Social Mondial de Tunis, puis au Maroc en mai, lors d’une réunion des Labos de Babel à Meknès, à l’occasion du séminaire de Fès de l’association franco-belge CONFORTE. Il est devenu :
Forum Social Mondial thématique, sur le thème « L’égalité des langues : utopie ou méthode ? », en hommage à Charles Sanders Peirce, logicien du possible, pour le centenaire de sa mort.