A l’origine de cet article, ma préoccupation permanente de ‘faire de la grammaire’ autrement, d’en finir avec la pratique absurde du cours-exposé théorique assorti d’exercices d’application, occultant sous le rapprochement fastidieux et artificiel des phénomènes de langue les nécessités réelles et la vitalité de la langue “en service”.
Mais la question a été d’inventer quelles pratiques mettre en place, au profit de quelles ruptures, de nature à modifier le rapport que les élèves entretiennent avec leur langue, au travers d’une véritable réflexion grammaticale. En faire un objet d’étude, y prélever des indices qui font du sens au-delà du signifié premier des mots.
Pour ce faire, j’ai essayé de multiplier les expériences d’observation de la langue à partir des productions mêmes des élèves, parfois en les provoquant à l’aide d’ateliers appropriés (par exemple un atelier d’écriture de poèmes qui permettra de théoriser sur l’emploi et la forme du subjonctif présent). J’ai également cherché à me constituer un recueil de textes contenant un même problème grammatical sous différents aspects. D’autre part, j’ai essayé de cerner dans les programmes d’étude de gros noyaux rassemblant une problématique unique à travers divers aspects de son émergence dans la pratique de langue.
Autrement dit je brouille les cartes : la grammaire trouve sa place dans ses propres travaux d’écriture et de lecture, mais pas au rabais. Ce n’est pas “Profitons de ce texte pour examiner les propositions relatives.” C’est inventer des théories sur les phénomènes de langue, de manière à les expliquer, à les justifier, y compris dans leur diversité, et non plus se contenter de les décrire, de les classer et de les nommer.
Ce que je livre ici est un exemple de ce type de travail, en 4ème, avec au menu l’étude de la fonction sujet.
Préalable :
Je demande aux élèves de me donner tous les mots qu’ils connaissent, en rapport avec la notion de sujet grammatical ; j’écris tout cela au tableau, en désordre. Il apparaît des tas de choses : en 4ème, les élèves ne dominent pas bien les contenus précis que recouvrent ces mots, mais ils possèdent déjà un vocabulaire étendu. Cela donne : sujet réel, sujet inversé, le sujet fait l’action du verbe, attribut du sujet, groupe nominal, pronom personnel, complément d’objet… Cette mise à plat des mots me semble présenter l’intérêt de ’chauffer’ mon public, qui découvre qu’il sait déjà des choses, mais qui s’étonne que je n’’élimine rien de ce qu’il propose, et que je ne l’interroge pas davantage pour lui faire préciser les contenus. En effet, j’explique que nous allons retrouver, analyser, comprendre, éclaircir ces différents phénomènes que nous aurons observés à la lumière d’une vraie situation d’utilisation.
Première étape :
Je distribue aux élèves un extrait du roman de Kessel “Le Lion”, qui se présente sous la forme d’une série de paragraphes en désordre (*). Ensuite je leur demande de fournir un schéma du paysage décrit par le texte, puis de reconstituer l’ordre original du texte en notant les pistes qu’ils ont suivies pour opérer cette reconstitution. Triple consigne qui a pour but de leur permettre de se dégager de ce fouillis de phrases en essayant de rendre concret le projet d’écriture de l’auteur.
Il s’agit en effet d’une description d’un paysage menée à la fois par plans successifs, le premier lointain, le second rapproché, le troisième moyen, et par un mouvement vertical descendant du regard, il est possible de produire le dessin du paysage avant d’avoir reconstitué l’ordre du texte, cet ordre lui-même se présente comme assez difficile à recomposer. Il y a des choix à faire, ceux que l’auteur lui-même a dû peser. Par exemple, les phrases sans verbes (Les neiges… la masse du brouillard… L’herbe…) viennent indiscutablement à la suite de la phrase Tout scintillait… comme appositions et contenant des références à la lumière explicitant ce tout. Mais quelle direction du regard choisir ? Les élèves, armés de leurs paragraphes découpés, cherchent donc un enchaînement logique entre les phrases, que nous visualiserons ensuite sous forme de fléchage entre les groupes à relier.
Bien entendu, ils ne parviennent pas immédiatement à reconstituer sans erreur le texte, ni à mettre le doigt sur les mots qui les ont guidés. Dans un premier temps, on affiche au tableau tous les dessins, on les compare, et on essaie de se mettre d’accord sur un dessin unique ; toutes les contestations et les explications se font bien sûr oralement, mais c’est le texte lui-même qui est décortiqué, dans un premier corps à corps avec les mots écrits. Lorsqu’il s’agit d’ordonner les paragraphes en désordre, tous ces indices – valsent dans les têtes et se classent peu à peu dans un va-et-vient…
… permanent entre chaque groupe et moi, le groupe proposant un ordre, et moi discutant sur des points précis, un à la fois.
1l est clair que le travail de lecture par recomposition mené ici mélange les remarques que l’on peut dire “grammaticales” (une apposition se place tout près de sa base, la conjonction et sépare deux groupes de même valeur), et d’autres remarques qui par exemple opèrent des rapprochements (une à une, rideau après rideau, à leur tour) éclairant une image, un réseau sémantique, sans avoir recours à une nomination de type grammatical. Cependant la préoccupation unique reste de produire du sens, ou plus exactement de chercher comment le sens naît dans les systèmes d’association de mots auxquels l’auteur a fait appel.
Deuxième étape. Le danger, à ce moment, est d’avoir épuisé la curiosité des élèves à propos du texte. Mais cette architecture savante que nous avons dévoilée, en évitant pour ma part d’en donner pour origine les intentions de l’auteur, mais uniquement le déroulement ainsi observé des mots et des phrases, n’est pas en soi le seul objet de mon intérêt pour ce texte. Pour relancer le travail sous une forme différente tout en continuant d’approfondir la connaissance du système que constitue un texte, avec ses nécessités internes, dont certaines sont grammaticales, au sens où il existe des mots pour nommer des phénomènes repérables et porteurs de sens, je donne un questionnaire qui renvoie partiellement à la toute première étape.
1 Pourquoi les sujets “les singes” (phrase 6), “de nouvelles nuées” (phrase 7) et “les bêtes” (phrase 14) sont-ils inversés ?
2 Pourquoi les phrases 3, 4, 5 et 13 n’ont-elles pas de verbe principal ?
Après un temps où chacun répond de son côté et par écrit, on procède à la mise en commun en grand groupe. Le réflexe ordinaire des élèves d’identifier un sujet inversé comme C.0.D., dans les exercices des manuels de grammaire où cette ‘difficulté’ constituera un “piège”, correspond à l’idée fausse que l’inversion est réservée à la forme interrogative, ou plus exactement à l’habitude qu’ont la plupart des manuels de simplifier les choses, par exemple en situant le sujet au début de la phrase et précédant le verbe, quitte ensuite à donner la liste des exceptions où le sujet est postposé.
Cependant l’inversion du sujet les singes apparaît comme esthétique : on discute assez longuement des autres possibilités de formulation à cet endroit, créant d’autres alliances, ou d’autres rythmes, effets jugés parfois superflus. De même l’inversion de nouvelles nuées, justifiée par la proximité de la relative qui s’envolaient à leur tour montre aussi que, sans entraver la rigueur de la relation sujet-verbe, on peut jouer souplement avec l’ordre des mots, et qu’il s’agit même d’une pratique de langue assez courante,
Enfin les élèves expliquent l’inversion de les bêtes par le fait qu’il s’agit du sujet du verbe être. Je leur pose alors la question : “A votre avis, quelle peut être la suite de ce texte ?”. Ils répondent que l’auteur doit ensuite décrire les animaux. Ils parviennent à expliciter leur impression à partir de remarques du type : “La phrase est courte, elle a l’air de conclure.” ou “Il n’y a pas écrit : il y avait des bêtes ; ça veut dire que c’est là qu’il voulait en venir”. C’est ainsi qu’on observe qu’au début de la phrase se trouve la référence au paysage longuement décrit auparavant, mais qu’à la fin, on annonce le nouveau sujet du texte. Voilà qui éclaire singulièrement les notions d’ordre des mots dans la phrase, et la relation entre cet ordre et le sens (la direction ?) du texte.
Le problème de la place du sujet dans la construction du sens de la phrase et du texte est précisé par les observations sur les phrases sans verbe. On renvoie les phrases 3, 4 et 5 à tout : on comprend qu’il n’y a pas besoin de verbe. Ce sont des appositions qu’on aurait pu trouver séparées de tout seulement par des virgules, mais qui adoptent ainsi le statut de sujets. Par contre, phrase 13, on sent que l’absence du verbe relève d’un autre problème : ici, pas d’énumération, mais raccourci, ellipse du verbe dont on pense qu’il doit s’agir de (c’) était. Cas de sujet réel ayant effacé complètement un sujet apparent inutile. Voilà deux formes d’économie de la phrase qui montrent encore que le sujet constitue un pilier du sens de la phrase et du texte.
Troisième étape. Commence alors la phase de théorisation sur la fonction sujet, à partir d’abord des observations faites sur le texte. Je demande aux élèves de suivre la progression des sujets et des éléments principaux de la description. Travail au tableau qui aboutit à deux colonnes parallèles à l’intérieur desquelles on souligne les sujets.
Ombre Lumière
Ce qui brille
(les neiges le brouillard
l’herbe)
Arbres Animaux
Ils arrivent ainsi peu à peu à définir le sujet comme le groupe qui cerne ce dont le texte parle, soit comme nouvel élément, soit comme partie d’un ensemble constitué avec d’autres sujets. Autrement dit, sujet grammatical égale sujet textuel… Ce qui n’est pas tout-à-fait le noyau théorique que je me proposais de leur faire découvrir. En fait, la lassitude commence à se manifester, après trois heures de travail non continues, et je considère comme responsable le dispositif que j’ai mis en place, sans pouvoir encore dégager clairement les raisons.
Cependant je m’en tiens à cette étape dont je me propose d’exploiter l’intérêt par la suite. Cette théorie élaborée pour la fonction sujet va nous permettre d’expliquer d’autres phénomènes, tout un pan du programme pouvant ainsi être découvert et analysé à la lumière d’une hypothèse qu’ils auront construite eux-mêmes.
J’ai en tête l’étude de la différence entre les pronoms sujets personnels et démonstratifs (il/ce ou celui-ci), la forme passive nécessaire pour maintenir en place un sujet même lorsqu’il cesse d’être agent, et aussi la différence entre attribut et C.O.D. qui relève plus à mon sens de la relation au sujet que de la relation au verbe ou à la nature du verbe.
Cette étape de la théorisation a été relativement rapide : elle a été favorisée d’abord par l’opération de reconstitution qui a permis aux élèves de s’emparer du texte jusque dans ses recoins, c’est-à-dire de se fabriquer une sorte d’intuition des phénomènes pas encore analysés.
Ensuite le glissement du travail de lecture au travail de grammaire leur a sans doute permis de se fabriquer une autre idée des activités d’interrogation sur la langue en tant qu’objet, par un retour permanent à la pratique personnelle, et une recherche permanente du sens dans sa complexité et dans le projet réel qui l’a fait naître.
C’est pourquoi, au-delà des limites de l’expérience que je raconte, limites au plan du dispositif et au plan de la théorie mise en place, j’ai souhaité fournir une image des préoccupations vivantes d’un prof de Français et de la capacité de recherche que révèlent les élèves sollicités autrement. Ce faisant, j’espère aussi fournir, pourquoi pas ?, à Dialangues la possibilité de s’enrichir d’un courrier des lecteurs.
* Joseph Kessel, Le Lion : ed. Folio, pp. 13-14, de “Du sein des ombres…” à “Auprès de l’eau étaient les bêtes.”