Parlez-moi d’amour


Anny Marquès

Thomas et moi, en classe, on s’empoigne! ‘ Il me dit : “Ne m’énervez pas, attendez, attendez !”

Je lui dis : “J’attends, mais tu m’énerves à crier comme ça ! Je te vois ! Ne hurle pas !”

Il recommence: “”Mais répondez-moi !”

Moi : “Je te réponds, Thomas, si tu ne gueules pas !”

En attendant, Thomas parle. Il me raconte son chien, ses quatre chiens, leur nom.…. “small dogs”, dit-il. Et moi “Puppies ? Babies?” “No, no’” Il est véhément et bafouille, en colère : “Yorkshire”. Je comprends. “You see, you see” me réplique-t-il. Et ça recommence sur un autre thème.

Thomas veut me parler, et en anglais. Il affirme constamment son existence dans le groupe. Il est survolté mais compétent. Si j’interprète mal ses paroles, il s’entête, me résiste, m’interpelle, cherche, conscient de ses fautes qu’il corrige et mesure alors la justesse de ses affirmations, sa victoire, quand j’ai compris. Je vois l’exaltation sur son visage.

Dans cette relation duelle où je sers de répondant – de répondeur ?-(“répondez-moi”, dit-il) Thomas mène un jeu de frustration-plaisir aux prises avec cette langue qu’il veut manifestement s’approprier. Contre moi ou avec moi ? Thomas projette sur moi un faisceau de repères qu’il me demande de renvoyer. Il exige, accepte pourtant mes réprimandes, triomphe quand il peut me dire “You don’t understand !”

Quel rapport avec l’amour? et ma propre expérience de l’apprentissage d’une langue étrangère ? Ai-je appris le catalan parce que j’étais amoureuse ? J’ai lu une fois un récit. Une femme tombait souvent amoureuse d’étrangers. L’auteur commentai t: en fait, elle aimait ce que représentait l’étranger plutôt que l’individu même ; un pays, un paysage, un environnement, une culture, une histoire … Quelque chose d’autre.

Si aimer n’est que se reconnaître dans l”autre, se voir pour s’aimer soi-même, pouvoir exister et renvoyer à son tour l’image que l’on a de cet autre, mise en abîme infinie où tout est remis en question, en permanence, alors sans doute y a-t-il une dimension amoureuse dans la classe. A travers moi, Thomas exerce sans doute son désir de savoir, de se savoir, de savoir ses limites pour les repousser ; la langue lui sert de véhicule pour accepter le danger et les conflits, en même temps qu’il la fait sienne et progresse. Thomas est pourtant seul. C’est lui qui bafouille, remet les mots en place, bâtit sa stratégie pour que je le comprenne et lui serve de révélateur.

Ce qui importe, c’est que, tout comme un artiste dont la main est mue par le désir, Thomas avance animé du même désir de se faire, plein de son histoire, de son vécu, de sa mémoire, et qu’il ait droit à l’altérité dans le groupe, où le jeu des révélateurs s’étend sans doute à l’infini.

Dans la rue

C’est comme ça que j’ai appris à parler catalan en un mois. Je suis arrivée:à la gare de Gerona un matin de juillet, assaillie par le cri des hirondelles, éblouie par la lumière, avec un désir fou, celui de revoir mon homme dans son pays. À partir de ce moment, nous avons peu parlé français. J’ai été immergée dans la famille, les amis, la ville, ses cafés, ses rues, son marché, obligée de parler catalan pour communiquer avec ceux que je découvrais.

Ma future belle-mère m’a été d’un grand secours ; étonnée par la petite française qui débarquait, la tête pleine de clichés me concernant, elle manifestait sa surprise de me voir cuisiner, laver, etc. et joignait sans cesse le geste à la parole. Grâce à elle, j’ai repéré des mots tels que faire et savoir !!

À partir de ce moment, par similitude (italien, latin), je me suis élaboré une stratégie de points de repères auditifs à réutiliser vite dans des situations concrètes, pour circuler seule ou avec d’’autres dont la seule langue était le catalan. Parler la langue ne m’a jamais effrayée, ni intimidée. J’ai plongé dedans comme dans l’eau, protégée par un milieu accueillant d’une part (affectivement) mais solitaire la plupart du temps, face à l’outil nouveau que je devais m’approprier. Réussite et jouissance totales. J’ai appris à lire ensuite puis à écrire. Je me souviens de ma surprise devant les mots que je n’arrivais pas à déchiffrer immédiatement alors que je les avais dits des centaines de fois! Et l’acharnement à vouloir comprendre, le défi jeté à moi-même et à celui que j’avais retrouvé. …Je la parlerai ta langue ! Je t’aurai… et tu m’auras !

C’était une histoire d’amour°?