Pierre de Rosette- analyse réflexive conduite d’animation


Cette démarche est décrite et analysée dans plusieurs de nos publications. Elle est le paradigme d’une pédagogie émancipatrice des langues, une pédagogie de l’abduction et de l’enquête, fondée sur la prise en compte à la fois de la continuité existentielle du langage humain (toutes les langues de monde sont reliées entre elles) et sur une éducation à la perception avide, gourmande et dynamique de leurs mutuelles étrangetés.

L’article présenté ici rend compte d’une expérience d’animation de cette démarche lors du stage de février 2011 du GFEN66 et de son Labo de Babel, “Nous sommes tous des migrateurs”. Une première version de cet article a été publiée dans le numéro 2 de la revue “Caboches Balladeuses“, consacré à ce stage. L’auteur y décrit l’évolution du dispositif au fur et à mesure des différentes circonstances où il a été animé depuis sa création.

Février 2011

Démarche Petit prince des langues

· tri de langues et constitution des groupes: A partir du tri, chacun reçoit au final un texte complet dans une langue donnée et repart dans son groupe de langue.

· tri de textes de même langue

· travail “Champollion” avec langue support -chacun la sienne- (recomposition du texte, repérage de mots répétés conducteurs… investigation individuelle libre, négociations et recherches bouillonnantes en groupe )

· Repérage  de catégories et constitution d’une banque de mots: chacun note un verbe-action, un lieu, un objet et relie à chaque mot 3 autres mots (liens de sens ou liens de forme).

· écriture à deux à lire ensemble à deux voix, après échanges des textes.

Ma surprise du jour : la difficulté inattendue que j’ai eue à animer ce groupe. J’ai eu presque en permanence le sentiment que les choses m’échappaient, que je n’étais pas en phase avec ce que vivaient les autres, que les temps et les consignes n’étaient pas assez bien prévus.

Une impression de funambulisme. J’allais sans arrêt de groupe en groupe, confrontée à un public qui, face à la tâche, était d’une grande hétérogénéité, depuis les initiés passionnés et, faut-il le rappeler, co-inventeurs de la démarche, qui veulent mener leur barque et me font sentir que je suis de trop, ceux qui découvrent la situation mais s’y trouvent bien et qu’on n’arrête plus, ceux qui ont loupé une micro-étape à une phase de la démarche que je n’ai pas encore appris à contrôler.

Où est ma place ?

En fin de compte, le contrat a été rempli : nous sommes allé(e)s au bout prévu de la démarche en 1h50, ce qui est un peu un exploit sachant que toutes les personnes présentes ont, comme prévu, lu, compris, écrit, et produit une parole significative, dans une langue très inconnue, suédois, estonien, tchèque, sans autre aide extérieure que des traductions du même texte dans d’autres langues plus proches mais tout aussi inconnues.

J’emploie à dessein des mots qui peuvent apparaître comme relevant d’une posture autoritaire. Il ne faut pas se masquer l’importance, dans une telle situation, de la notion de contrôle, et l’imposture anti-démocratique que représente le tabou ou l’excès de pudeur qui s’y attachent. La loi, dans son fondement, est faite pour émanciper. La mise en démarche libre des personnes exige d’être instituée dans les consignes pour être productrice d’une égalité qui n’existe pas spontanément. L’animateur est garant non de la liberté, mais de la libération de tou(te)s. Il est dépositaire d’une fonction rare qui est de produire une dynamique collective positive qui ne laisse personne en route. Toute la difficulté d’une telle démarche réside dans l’objet que l’on assigne aux actes de « contrôle ». Ne pas vouloir, bien sûr, contrôler le cheminement des personnes, qui n’est ni linéaire ni semblable de l’un à l’autre. Mettre en recherche et ne pas entraver le cheminement spontané de la recherche. Et ne pas se contenter de ne pas l’entraver mais le contraindre à franchir les obstacles qui lui interdisent la science.

La notion d’autorité était l’objet de notre précédent week-end de stage et du premier numéro de « Caboches ». Nous étions soucieux de non-violence. La réflexion de ce week-end nous amène plus loin. C’est d’une sorte de contre-violence qu’il faut parler. D’une violence que chacun est nécessairement amené à se faire, dans une recherche qui l’émancipe, pour briser des prisons intimes dans lesquelles il n’acceptera plus de se reconnaître.

Comprendre de l’intérieur la logique intime de la démarche

Il est très risqué d’animer une démarche que l’on n’a pas soi-même vécue. Les situations que j’ai proposées, je les avais expérimentées pour moi-même. Mais pas dans cette articulation dynamique, pas dans un groupe, et sans avoir une notion vécue des temps nécessaires à chaque phase. Les autres articles de ce numéro seront un précieux apport sur ce point. Ce que j’ai vécu dans ma posture d’animatrice peut apporter un éclairage sur la genèse d’une démarche qui marche, sur les raisons d’être de la précision des consignes, et, en fin de compte, paradoxalement, sur le cœur logique à saisir pour pouvoir en copier intelligemment les procédures.

J’ai été confrontée à la réussite accélérée imprévisible pour moi, ce jour-là, de mon « groupe » ! La mise en route que j’ai proposée est le fruit d’une longue série d’essais visant à obtenir sans trop de peine, dans un groupe important, que se mette en place le dispositif prévu, si simple à comprendre de l’intérieur, bien compliqué à comprendre de l’extérieur.

Histoire de l’invention d’un tri de textes très facilitant

Je m’étais souvenue des Russes qui s’étaient retrouvés, après un long temps de pagaille, à travailler sur des textes “faciles” en s’appuyant sur des textes impossibles, au lieu du contraire. Ou à n’avoir dans un même groupe que des textes différents, alors qu’il devraient avoir une langue en commun, bien sûr.

Je m’étais souvenue des Kenyans, qui ne pouvaient pas se mettre au travail individuellement et qui se serraient en rond les uns contre les autres alors que vainement j’insistais pour qu’ils commencent par une exploration personnelle.

Et tant d’autres désordres au démarrage quand la consigne était de choisir en groupe deux pages de texte par personne, l’un dans une même langue « difficile » pour le groupe et l’autre dans une langue « facile » différente de celles des autres. Il faut faire avec les habitudes culturelles, parfois, comme en Russie ou dans un groupe international, avec les problèmes de traduction de la consigne, mais aussi les nonchalances et les résistances à entrer vite dans un jeu, la réticence à s’engager dans un choix.

Nous voulions, au début, que les gens aient le choix de leurs langues de travail. Cela imposait un nombre important de tirages, on mettait 30 langues à disposition et au minimum en 5 exemplaires, ce qui faisait beaucoup de papier perdu, des entassements de textes conservés pour une autre fois et ne pouvant resservir qu’au prix de longues heures préalables de tri.

Un jour, en Belgique, pressée par le temps, j’avais emporté de chez moi une caisse de tous ces textes délaissés et pas réussi avant le début de l’atelier à les trier par langue. J’ai avoué ma faute au groupe et leur ai demandé leur aide. Je ne m’en faisais pas scrupule, je savais par expérience que trier les textes était une expérience réjouissante et qu’on y apprenait beaucoup. C’était une rencontre internationale de militants, il était plus facile qu’ailleurs de faire entrer les convives dans la cuisine. C’est là que l’entrée dans l’activité par un tri de langues m’est apparu comme une première étape que j’avais jusque là, en quelque sorte, confisquée.

En septembre, c’est avec une équipe luxembourgeoise1 que j’ai reconstruit la démarche pour la faire commencer par un tri de textes. Nous avons préparé pour chaque personne une enveloppe contenant 5 textes découpés et mélangés de 5 langues considérées comme « difficiles » : estonien, croate, hongrois, finnois, et luo2. Chacun devait trier les 30 fragments et reconstituer les 5 textes. La salle était spacieuse, heureusement. Plusieurs se sont installés au sol, les autres occupant l’espace des tables. On se mettait d’accord en petits groupes sur le résultat. Suivait une confrontation en grand groupe sur les stratégies.

 

Les noms des cinq langues ont été inscrits en tête de cinq affiches où les participants ont été invités à inscrire leur nom, le nombre de places pour chaque langue étant indiqué par des tirets. Les groupes étaient ainsi constitués sur la base du choix par chacun de sa langue-cible. Des langues d’appui étaient proposées sur une table, chacun pouvant alors choisir la sienne en concertation avec le reste du groupe.

Le dispositif a fonctionné d’une manière qui incitait à le reproduire. Mais la préparation avait demandé une nouvelle fois beaucoup trop de photocopies, beaucoup trop de temps de découpage.

Peut-être les participants pouvaient-ils eux-mêmes faire le découpage. Les fois suivantes, en Italie en février, au Congrès du GFEN en juillet, à l’Université d’été de Peuple et Culture à Brest, j’ai utilisé des mélanges de paragraphes de différentes langues composés au traitement de textes sur des pages à découper. 2 pages minimum par personne, 8 à 10 pages par groupe et 9 langues différentes ! Un gros bazar un peu affolant pour certains, dévoreur de temps pour tous ! Mais la place de l’animateur-trice était claire : il fallait réexpliquer à chacun la consigne, s’assurer que chacun trouvait son entrée dans l’activité, encourager, lever des inquiétudes et des barrières avec des petites phrases visant en gros à relativiser l’importance des risques : personne n’en sait beaucoup plus que vous, personne ne vous jugera, et qu’est-ce qu’on risque ? Et après quelque cafouillage, le plaisir finissait par l’emporter.

Cette fois, j’ai osé choisir moi-même les langues qui seraient mises en travail dans l’atelier. Le principe de la démarche étant que tous soient plongés dans l’inconnu, et donc que personne ne se retrouve à trier des langues qui lui soient familières, ce sera un pari de prévoir un tri de 3 langues. Il faudra être attentif aux personnes inscrites, avoir un ou deux choix de rechange pour certains. Mais avec quelques coups de ciseaux et 30 pages de textes j’ai fait travailler 12 personnes.pptripptri2

Il suffira de plastifier des jeux de premier tri pour obtenir un matériel réutilisable au démarrage et ne plus avoir besoin que de 2 feuilles de texte par personne.

Les 3 langues du premier tri seront les 3 langues de l’atelier. Un deuxième tri est proposé, deuxième phase de familiarisation : chaque groupe reçoit dans une seule enveloppe autant d’exemplaires du texte que de personnes, toujours en morceaux mélangés (4 par groupe, pouvant aller à 5). Il faut reconstituer les exemplaires.

Puis, individuellement, chacun remettra son texte en ordre. Il disposera pour cela d’une aide : le même texte dans une autre langue inconnue mais plus proche, dans le bon ordre et non découpé.

Visiblement, les deux étapes de tri familiarisent avec la langue et favorisent l’appropriation du projet d’apprendre la langue dont j’ai décidé pour les autres de faire l’objet d’apprentissage. La démarche mime les situations de vie où il est rare que l’on choisisse la langue que l’on apprend. Un faux problème, le désir d’une langue fondé sur un choix. Les langues ne sont pas des objets de consommation. On veut parce qu’on peut. On aime parce qu’on apprivoise. Comme dit le renard, apprivoiser, c’est créer des liens, c’est rendre unique. Les deux phases de tri créent des liens avec des formes qui, au départ, étaient radicalement étrangères. Toute langue peut devenir nôtre. C’est le cadeau de la dynamique du groupe, qui se construit comme groupe autour de ce lien en construction.

Ce nouveau dispositif nous réjouit par sa simplicité, il demande peu de manutention, paraît facilement adaptable d’une animation à l’autre, au public et au projet. La logique de l’intégration des minorités culturelles à un projet républicain cimenté par une langue commune s’y dessine plus clairement. Mais attention ! Ces premières phases sont si efficaces qu’on peut laisser du monde en route si on ne prend pas garde à la distribution initiale des petits papiers !

Il faudra peut-être revoir la constitution des enveloppes. J’avais donné une enveloppe pour deux, à partager.

L’atelier d’écriture en fin d’atelier est à modifier légèrement en tenant compte de ce qui s’est passé là.

D’abord on demande à chacun de trouver dans le texte les termes représentant un objet, une action, un lieu. Ce sont les noyaux organisateurs de l’écriture, c’est prendre pied dans le sens. Ensuite, ne pas laisser croire à un retour possible à la démarche traditionnelle de constitution de listes de vocabulaire et de découpage du discours en pièces détachées mortes. C’est ce qui ressurgit si on demande d’associer à chaque mot trouvé trois autres mots. C’est de mots, d’expressions, de bouts de phrases qu’il faut parler. Pourquoi ? Parce que c’est, comme dit Bakhtine (Vorochilov), du discours que l’on prend sur les lèvres de l’autre pour le faire sien. Pas une entreprise d’objectivation, du détournement de subjectivité au service d’une autre. Précisons peut-être que l’association des différents bouts de texte doit aider à aller « ailleurs », à sortir du contexte pour en suggérer un autre.

1Pascale , Véronique , Sylvie Echelroth, auteurs de Enseigner le plurilinguisme, brochure publiée au Luxembourg.

2Langue du père d’Obama, fraîchement élu, c’était en 2009.

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