En gros, là où Bachelard, et avec lui le GFEN, parle de rupture épistémique, Dewey parle d’enquête et Peirce de sémiose. Les trois termes relèvent de la description d’un même objet problématique, crucial pour le pédagogue, celui de ce moment où l’on apprend, où l’on comprend, où l’on s’ouvre de nouveaux univers. Marx parlait, lui, de bond qualitatif. D’un point de vue pragmatique pourtant, c’est-à-dire du point de vue des effets du concept, aucun de ces termes n’en vaut un autre !
La notion de rupture épistémique constitue un apport considérable à l’épistémologie de l’apprentissage et à la pédagogie. À la vision positiviste linéaire du développement des savoirs humains, Gaston Bachelard oppose une vision polémique de l’apprentissage, où apprendre passe par des obstacles à vaincre en brisant des résistances intimes. Il rapproche la rupture épistémique, vécue au niveau de la personne, de la rupture épistémologique, vécue au niveau collectif de l’histoire des sciences et de l’histoire des représentations sociales du monde. La science contemporaine exige le passage à un nouvel espace de rationalité.
“Jadis, la réflexion résistait au premier réflexe. La pensée scientifique moderne réclame qu’on résiste à la première réflexion. C’est tout l’usage du cerveau qui est mis en question. Désormais le cerveau n’est plus absolument l’instrument adéquat de la pensée scientifique, autant dire que le cerveau est l’obstacle à la pensée scientifique. Il est un obstacle en ce sens qu’il est un coordonnateur de gestes et d’appétits. Il faut penser contre le cerveau.” Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Vrin, 1938.
Ce concept d’obstacle intérieur et de rupture nécessaire a offert à la démarche d’auto-socio-construction son principe organisateur : faire vivre aux élèves, aux participants adultes, des situations de nature à les confronter à cet obstacle et à le dépasser. L’expérience montre que, souvent, la réussite (inattendue) que l’on vit dans une démarche, qui n’est pas de même nature que la réussite scolaire habituelle, au sens où elle vous propulse de manière quasi-instantanée dans un univers de significations inconnu, au-delà de la rupture avec votre monde, est a priori ininterprétable pour l’esprit, et déclenche les résistances dont parle Bachelard à un moment où on ne les attendrait plus. Or le modèle bachelardien ne fournit pas de réponse à ce problème, et sa notion de rupture continue d’effrayer par sa connotation aux idées d’arrachement, de casse, et de perte d’un univers au profit d’un autre.
La même année 1938, Dewey publie un ouvrage-somme, Logic : The theory of inquiry (Logique : la théorie de l’enquête). Il y décrit le même type de phénomène que Bachelard. Seulement, ce qui est isolé par Bachelard comme point de focalisation de l’attention du pédagogue, la “rupture”, intervient chez Dewey comme phase de lancement du processus d’enquête, enquête dont il affirme qu’elle n’est propre à la pensée scientifique, et que l’enquête scientifique n’est que la poursuite de l’enquête des situations ordinaires mais sur d’autres objets. L’enquête a un lieu, un espace, sa “matrice biologique et culturelle”, un début, une “situation indéterminée” qui déclenche le doute, un déroulement et une fin qui est la remise en ordre de la situation et le retour à un continuum restructuré.
Inquiry is the controlled or directed transformation of an indeterminate situation into one that is so determinate in its constituent distinctions and relations as to convert the elements of the original situation into a unified whole. (op.cit. p.167)
L’enquête est la transformation, contrôlée ou dirigée, d’une situation indéterminée en une situation déterminée de telle façon, dans les caractères distinctifs et les relations qui le constituent, à convertir les éléments de la situation originelle en un tout unifié (traduction Joëlle Cordesse).
Je soulignerai ici deux apports majeurs du concept d’enquête :
1- La double focalisation d’une part sur le continuum, la nature continue de l’enquête et la réalité de l’univers structuré de ressources personnelles où elle se déroule, d’autre part sur le caractère existentiel du doute qui saisit la personne au démarrage de l’enquête, et qu’il oppose avec fermeté au doute psychologique et au doute cartésien. Ce caractère existentiel du doute est ce qui nous permet de penser que le phénomène qu’il décrit est le même, dans l’enquête scientifique, que celui de Bachelard. Mais il est ici inclus, comme point de départ et non comme point d’arrivée, dans l’ensemble du processus d’apprentissage, avec cet effet rassurant de donner le continuum retrouvé comme aboutissement et visée de l’expérience du dérangement.
2- La mise en évidence des enjeux linguistiques du travail d’enquête. C’est dans la langue, dit Dewey, que l’essentiel du dérangement se produit, se problématise, se travaille et se résout. L’univers symbolique des mots constitue l’univers propre du dérangement intellectuel et de sa résolution. C’est là que se produisent les événements déclencheurs de l’enquête, là que celle-ci se déroule, et qu’elle opère des transformations dont les effets se marquent dans le champ biologique et dans le champ social, pour peu que la langue ne soit pas réduite au statut de chose, mais prise pour ce qu’elle est, une médiation, un système de relations entre le biologique (le corps, le cerveau) et le social. En prendre conscience peut avoir une portée immense. permet de séparer plus clairement les espaces de l’intervention pédagogique (les mots dans l’action) de ceux de l’intime et du psychologique, en sachant que l’intime de la personne est concerné, donc qu’il faut prendre soin, dans le calcul des situations de la relation des personnes à leur langue, mais que cette part doit rester son affaire. L’apport considérable au concept de démarche du Secteur Écriture-Poésie du Mouvement et des ateliers de création est de nous avoir permis de comprendre, dans des pratiques impliquantes, le rôle spécifique de la langue comme lieu, matériau et moteur de l’activité intellectuelle et de l’accès à un niveau qualitatif différent de cette activité : le travail des significations.
Consequently a new language, a new system of symbols related together on a new basis, comes into existence, and in this new language semantic coherence, as such, is the controlling consideration. (op.cit. p.183)
En conséquence une nouvelle langue émerge, un nouveau système de symboles reliés les uns aux autres sur de nouvelles bases, et dans cette nouvelle langue c’est la cohérence symbolique qui est au contrôle (traduction Joëlle Cordesse).
Peirce le dit peut-être plus clairement, pour qui la logique c’est la sémiotique, c’est-à-dire la science des phénomènes, événements et relations dynamiques du langage. Nous n’avons pas d’accès direct à l’observation des faits de pensée, nous pouvons décrire les faits de langage. Or, langage et pensée sont imbriqués l’un dans l’autre comme les pelures d’un oignon.
La description des différents types de sémioses et des relations entre elles rend enfin concrets, perceptibles et manipulables, comme objets et comme outils, les phénomènes de pensée qui se produisent dans une démarche d’apprentissage, leur diversité, leur organisation hiérarchique. La classification peircienne des sémioses est une mine de notions utiles pour la compréhension des comportements émotionnels et cognitifs du groupe et des personnes et relations qui le composent, donc pour les stratégies pédagogiques.
J. C., 14 novembre 2016