Joëlle Picard-Cordesse
Nommée à cette rentrée dans un collège de ZEP, je me suis vu confier des classes qui constituaient pour moi un public nouveau. J’étais depuis trois ans en lycée, et mes neuf ans de collège s’étaient situés à l’époque de la réforme Haby, « Collège pour tous”, puis au glorieux temps du ministère Savary, et les classes de ce temps-là étaient généralement des classes hétérogènes. J’ai connu les classes constituées par ordre alphabétique, par tirage au sort, ou sur dossier en dosant de manière plus ou moins équitable les différentes catégories d’élèves. La menace de la désectorisation, jointe ä la désillusion générale devant l’échec des solutions miracle, a mis fin à tout cela. Plus besoin du latin pour reconstituer clandestinement des filières honteuses. La filière se porte bien. Au moins dans mon collège. Elle se porte même haut; les propos généreux n’ont plus cours, les déclarations d’optimisme sont les plus malvenues.
L’ambiance est à un “réalisme” de bon ton. Comme parent d’élève, j’ai vu arriver en force la notation permanente en guise d’évaluation, le règlement intérieur spécifique à certain professeur, règlement qui, ajouté à celui du collège, achève de ligoter l’élève en définissant chaque parcelle de son rôle, au moins sur le papier; je me suis transformée en machine à signer les contrôles, les notes, le carnet; comme si l’abondance des notes était garante de la qualité du travail effectué… par les professeurs, à défaut des élèves… Comme enseignante, me voici chargée de 4 classes, constituées peut-être en fonction de l’âge: 3 à 4 ans de retard dans une 5ème, 1 à 3 ans dans l’autre, 2 ou 3 ans dans la 6ème, entre 1 et 3 dans la classe de 3ème C (une et une seule de mes élèves a l’âge normal, quelques-uns seulement ne redoublent pas.)
Zep, Zep, Zep, sortez !
Il est vrai que, militante d’Éducation Nouvelle, j’ai signalé sur ma fiche de vœux ne pas tenir absolument à n’avoir que des « bonnes » classes. Alors, pourquoi s’offusquer? Voilà l’occasion rêvée de jouer à fond des outils forgés ailleurs, sans craindre outre mesure les réactions des parents: ceux-là ne hantent pas les bureaux de l’Administration, il paraît même qu’on ne les voit pas assez ! Seulement, il y a les autres parents, ceux dont les enfants peuplent les « bonnes » classes ! Et s’ils apprenaient que, par la faute d’une nouvelle prof qui applique des méthodes bizarres, les mauvaises classes se mettent à empêcher les bonnes de travailler ? Seulement, il y a la minceur des murs, les portes de communication entre les classes, qui trahissent tous les écarts de conduite sonore, il y a la révolte des plus exclus qui s’est donné libre cours à certains moments face aux interventions protectionnistes des profs des bonnes classes, venues défendre leur droit au travail contre l’indiscipline des éternels gêneurs. Il y a les taches d’encre et les traces de colle laissées par les classes après leur passage, et qui témoignent d’un laisser-aller condamnable de la part de l’enseignant qui aurait dû les surveiller. Car il n’est pas question d’y voir aussi -c’est parfois le cas- le témoignage d’un travail réel, concret, productif de la part des élèves.
Il y a surtout -et là commence l’intérêt de l’histoire- l’Injustice insupportable que représentent les notes obtenues par mes élèves, et qui insultent à l’organisation même du collège: des classes “faibles” ont de meilleurs résultats que les “fortes”, et des résultats qui sont sans aucune commune mesure, semble-t-il, avec ceux que récoltent les groupes de niveau comparable qui existent dans l’établissement. Sans commune mesure non n plus avec les notes obtenues par mes élèves dans les autres matières. Le bruit s’est vite répandu dans mes classes, grâce à l’intervention de certains de mes collègues, que mes notes ne compteront pas, qu’il est même question d’une pétition auprès de l’Inspecteur d’Académie pour obtenir mon renvoi et la nomination d’un remplaçant plus clairvoyant qui saura, lui, évaluer son public avec toute l’objectivité que requiert la noblesse de la tâche.
Une note, qu’y a-t-il à l’intérieur d’une note ?
Branle-bas de combat. Deux types de réactions chez les élèves. Chez les uns se réactive le doute inévitablement associé à un vécu aussi neuf, de telles libertés prises avec le “programme””, symbolisé par le manuel, que nous n’utilisons que selon des procédures très détournées par rapport â la tradition ; pourquoi ne suivons-nous pas le livre ? pourquoi vouloir à toute force nous faire sortir des ornières qui creusent les sentiers battus ? pourquoi ne pas donner d’avertissements ? Chez les autres, la détermination ; pas question de se laisser déposséder de ce droit tout neuf de réussir; “l’an dernier je n’arrivais pas à retenir 2 lignes, cette année j’apprends des paragraphes entiers et j’y arrive” ; “les 5ème A, ils apprennent et ils récitent sans comprendre, nous, on comprend ce qu’on apprend” ; “les autres, ils font des exercices en suivant un modèle, nous, quand on fait quelque chose, on n’a pas de modèle, c’est plus dur” ; “l’an dernier, c’était la leçon, puis le contrôle, tant pis pour celui qui n’avait pas compris, cette année on cherche, et on comprend parce qu’on a le choix et qu’on décide de ce qu’on apprend” ; “là, on doit faire des chansons; c’est difficile pourtant de faire des chansons”; “Faisons des choses concrètes qu’on pourra montrer: un spectacle, un grand sketch, une exposition des textes sur de belles affiches, une enquête dans la rue ; on pourrait demander aux gens de Perpignan ce qu’ils pensent de vos méthodes, et on irait montrer le résultat au Principal” ; “ils sont venus voir, ceux qui vous critiquent, comment vous travaillez?” ; “la prof est critiquée parce qu’on crie et qu’on a de bonnes notes. IL FAUT ARRÊTER DE CRIER! “
J’ai cité ici pêle-mêle des paroles jaillies dans plusieurs de mes classes. Tous ont un vécu de réussite nouveau pour eux, tous s’interrogent sur ce qui leur arrive cette année, tous éprouvent des difficultés à interpréter le changement. Le spectre de la démagogie rôde, bien sûr, comment pourrait-il en être autrement ? Combien des adultes de l’établissement ont lu ces résultats positifs comme le signe possible d’une réelle mise au travail de classes jusque là “paresseuses” ? les ont mis en relation avec le récit concret -et étonnant, et fort intéressant, que je faisais par ailleurs de mes pratiques, et de mes partis pris? Il est bien évident qu’en chaque élève l’interprétation du vécu se heurte aux représentations qu’il s’est construites d’un vrai travail fructueux, aux modèles de réussite que l’habitude a forgés dans sa tête, et dont la moindre des caractéristiques n’est pas leur caractère précisément inaccessible. La réaction d’une classe à l’autre est cependant très loin d’être identique. Se trouve en particulier quasi-unanime à défendre ses conquêtes la classe de 5ème où j’ai eu -ou pris- le temps, en cours de trimestre, de faire opérer un retour individuel sur le travail fourni, une analyse des progrès réalisés, une prise de conscience des cheminements suivis.
Par l’écriture.
Bilan contre résistances : une pédagogie du bilan
J’avais inauguré cette pratique l’an dernier avec mes classes de lycée. Au bout de quelques jours ou de quelques semaines de jeux théâtraux, jeux de rôles, ateliers d’écriture, et autres auto-dictées, 1l venait toujours un moment où les élèves criaient “pouce! on s’arrête; on s’amuse bien ici, mais comme on’ n’apprend rien, l’année prochaine on va couler”. Les années précédentes, j’estimais alors le moment venu de proposer un temps d’analyse du vécu, sous forme d’une discussion dont je sortais le plus souvent frustrée, anxieuse, amère devant la force des résistances et l’incroyable injustice des reproches qui m’étaient faits, sans que les évidents alliés (anciens mauvais élèves remis en selle et en confiance, créateurs passionnés visiblement enchantés de la nouvelle formule, timides débloqués, etc.….) aient osé s’engager de façon un peu concluante. En général, lors de ces séances de clarification, le pouvoir revenait à la tradition, dont le poids écrasant se refermait alors sur des rêves provisoirement envolés.
Tout à refaire.
L’année dernière, j’ai décidé de faire le pari que, derrière l’inquiétude due à la disparition des repères habituels, se manifestait un désir plus enfoui de cueillir les fruits du réel travail, du réel engagement dont ils avaient à plusieurs reprises accepté de courir le risque. J’ai donc imaginé de récupérer l’angoisse évaluatrice purement institutionnelle des élèves pour leur permettre de mettre en jeu, d’exprimer et de concrétiser ce désir trop peu formulé. Plutôt que de lancer le débat oralement dans la classe, c’est par écrit et individuellement que je leur ai demandé de “défendre leur bilan de la période”. J’avais proposé toute une série de situations de travail, j’étais en droit d’en attendre des effets, et je leur donnais même une chance, de cette façon, de se rattraper, au cas où ils n’auraient pas su toujours sauter sur toutes les occasions d’apprendre. Ils devaient simplement répondre avec le plus de précision possible à 4 questions :
“Depuis le début de l’année, et dans le cadre des consignes de travail données, qu’est-ce que j’ai fait? Comment j’ai fait? Qu’est-ce que j’ai appris? Qu’est-ce que je n’ai pas fait ?”
À comparer ensuite avec la présentation du programme qui ouvrait le manuel.
Ainsi ce n’était plus moi qui avais à me justifier, mais eux ; ce qu’ils faisaient généralement sans grande difficulté, trouvant là l’occasion de revenir sur un passé récent plutôt plaisant, de relire leur cahier et les textes produits dans une ambiance plutôt joyeuse, et de constater finalement que leur temps ne pouvait pas avoir été vraiment perdu. Certains en ont écrit jusqu’à 20 pages, analysant dans le détail les conquêtes réalisées ou entrevues, les avantages du travail de groupe, les méandres de la recherche, et ce, quelquefois même en anglais ! Certes, quelques méfiants restaient sur la défensive, persuadés que je leur demandais de faire ma propre apologie. Mais la plupart réussissaient â conscientiser ainsi des réussites, les faisant par là-même advenir.
“Dialangues” a publié dans son numéro 10, sous le titre “Music on my mind”, le deuxième bilan écrit par une de mes élèves de 1èreS, une de ceux qui ont résisté le plus fort et le plus longtemps en début d’année. Ses bilans étaient comme une farouche tentative de se prouver à elle-même que son travail avait du prix. Elle y mettait toute son énergie. Le texte que nous avons publié est une véritable “écriture de pratiques”. Cette année, la même procédure semble avoir à nouveau porté ses fruits. En trois étapes.
– Les premiers moments d’analyse, de prise de distance critique par rapport aux productions en même temps que de démystification des procédures d’évaluation sont intervenus dès la fin des premiers jeux de rôles, sous forme d’échange rapide autour de la question globale de ce qui avait été réussi dans les sketches: les élèves qui jugeaient ici étaient spectateurs, pas juges. Ils donnaient des opinions de spectateurs, grâce auxquelles les seconds jeux, lancés immédiatement après à partir de matériaux différents et de groupes rebrassés, ont été nettement améliorés.
Ces seconds jeux ont ensuite été notés par la classe, à l’issue d’une discussion héroique sur chaque point accordé ou refusé. Les critères d’évaluation s’affinaient de plus en plus, on a été amené à réfléchir et prendre position sur les questions de l’accent, du rythme, de l’intonation, si elles faisaient partie de la langue ou devaient être considérées comme luxe superflu, s’il était possible à un natif de France de prendre un accent acceptable, et comment. La signification du 20 a été définie, celle du 19, celle du 18. Quand une note a donné lieu à de telles délibérations, elle prend une valeur particulière. Même pour l’enseignant, qui a vu se construire sous ses yeux de ces vrais savoirs enclencheurs de réussites qui sont si difficiles à “faire passer”. Ce moment d’évaluation a été un grand moment de rupture pour la classe.
– Mais la deuxième séance du genre n’était pas du même acabit. Chacun voulant son 20, qu’il avait dûment et durement préparé, aucun ne se risquait à le refuser aux autres. Ou peut-être avaient-ils si bien tout compris qu’ils ne souhaitaient déjà plus se prendre pour de “vrais” profs distribuant de “vraies” notes. Tout travail mérite salaire. Ils avaient bien travaillé, beaucoup plus que dans le reste de leur carrière, ils avaient, ma foi, dans l’ensemble fort bien réussi, et peut-être la compétition avait-elle perdu son sens. Je crois maintenant qu’ils avaient raison. Même si tous n’avancent pas à la même vitesse.
– Le bilan écrit est venu renforcer, déstabiliser, réinterroger, en tout cas reposer le problème. L’écrit engage davantage que la participation à un débat collectif. Chacun se retrouve face à lui-même, et les règles du jeu sont changées. On passe à une autre idée de l’évaluation, distincte de l’idée de note. Toute la difficulté pour les élèves consiste, en 5ème comme en lère, à réussir à parler de soi, à quitter les contours informes du “on”, la reprise incolore d’une succession de consignes pour engager sa responsabilité propre et raconter. Ce n’est pas fait du premier coup pour tout le monde, mais la démarche est amorcée; la transformation du regard que l’on porte sur soi-même est un processus, qu’accélèrent ou font régresser les situations de crise.
Il faudra d’autres crises, d’autres victoires, d’autres prises d’écriture. Parmi les élèves qui prennent bruyamment parti pour la poursuite du travail engagé, il en est sans doute qui défendent tout bonnement un plus grand confort, un sentiment de facilité, le soulagement de n’avoir plus à subir de brimades; ceux-là ne se sont pas encore tout à fait emparés de leur POUVOIR d’agir, mais ils commencent à le faire. Beaucoup par contre ont très bien saisi les enjeux de la bataille : on nous croit incapables, il nous reste à prouver que nos résultats ne sont pas de pacotille. Il faut une solide conviction pour se lancer de pareils défis. Cette conviction s’est gravée en eux alors qu’ils écrivaient en substance sur leur cahier: “J’ai appris…. et je veux maintenant… “. C’est dans cet acte que sont nés les projets qui aujourd’’hui resurgissent : celui d’un “grand sketch”, celui d’un spectacle.… Ce n’est certainement pas par hasard. J’hésite pourtant trop souvent encore à prendre ce temps de faire écrire les ruptures.
Pourquoi?