Apprendre avec de vrais outils


DONNER AUX ENFANTS DES OUTILS PERFORMANTS

Sylvie Cordessse-Marot

LE MARTEAU EN PLASTIQUE

La plupart des gens pensent que les enfants doivent être initiés aux activités des adultes en utilisant des jouets ou en tous cas du matériel prévu pour eux. En informatique, on mène une stratégie identique pour tous les débutants. (C’est ce que je constate systématiquement dans l’Éducation Nationale où on développe la stratégie du marteau en plastique. Voici quelques années, pour initier les enseignants de l’Académie de Montpellier au traitement de textes, un vaste programme de formation a été mis en place : on a imposé aux enseignants une formation sur le logiciel “l’écrivain“. Personnellement, j’ai alors demandé au collègue responsable de l’informatique dans l’établissement ce qu’il en pensait, il m’a répondu : “pour vous, ça suffit”. Je me suis alors démenée pour avoir le droit de travailler sur word… et je ne l’ai pas regretté : un logiciel professionnel comme word est rapide d’exécution ; il a des possibilités immenses, mais il peut être utilisé dans ses fonctions de base par des débutants qui peuvent tout de suite écrire un texte, le corriger, le sauvegarder, l’imprimer… et s’initier dans la foulée aux fonctions les plus avancées. Quelqu’un de très performant peut tirer beaucoup de “l’écrivain“. Mais un débutant est vite rebuté par la lourdeur d’utilisation, et la lenteur de ce logiciel.

Dans mon établissement, les résultats sont clairs : alors que la majorité des collègues a été formée sur ce logiciel (l’écrivain), aujourd’hui, personne ne l’utilise ; par contre plusieurs enseignants se sont formés eux-mêmes (ou ils ont obtenu des formations) en l’écrivain et ils le pratiquent avec leurs classes.

L’histoire se répète : au lycée plusieurs collègues s’intéressent à la publication assistée par ordinateur qui permet de tirer des documents ou des journaux très agréables à lire : nos responsables en informatique bien que disposant d’un crédit important pour acheter des logiciels ont commandé “LE JOURNALISTE”, logiciel lourd à utiliser et assez peu performant. Dans ce domaine, “page maker” est un logiciel professionnel, utilisé par un grand nombre d’entreprises. À la suite d’un stage de formation sur “le journaliste“, les collègues en sont sortis en affirmant : “c’est super intéressant, mais c’est beaucoup trop compliqué pour y emmener des élèves. Nous sommes plusieurs à faire
pression pour qu’on commande un logiciel professionnel “page maker“.

Ces logiciels (“l’écrivain”, “le journaliste”) sont de faux outils : ils permettent à peine de bricoler dans l’Éducation Nationale, mais surtout ils découragent les meilleures volontés de s’initier à l’utilisation de l’informatique. Lorsqu’on achète du matériel dans l’établissement, il faudrait systématiquement commander les ordinateurs les plus rapides, les plus agréables à utiliser (nombreuses touches au clavier, bonne qualité d’écran, qualité et rapidité de l’imprimante). Un débutant se trompe souvent, il recommence continuellement les mêmes manœuvres. Les moments d’attente entre 2 manœuvres sont d’autant plus pénibles qu’ils se renouvellent plus souvent. Un professionnel peut toujours obtenir des résultats performants en utilisant un ordinateur à double lecteur de disquettes : mais un ordinateur à disque dur, plus cher et plus élaboré est bien plus facile à utiliser par un débutant.

Mon expérience familiale me confirme dans ma conviction : seuls les vrais outils sont éducatifs, parce qu’ils mettent les enfants en situation de réussite : à 16 mois, Pierre commençait à faire du ski : ses skis comportaient des carres et des fixations de sécurité comme ceux des adultes, et il a très vite appris à tourner ! Après en avoir vu trimer sur des jouets-machines à coudre, j’ai offert à Mathieu, pour ses 6 ans, une authentique Singer (d’occasion) . À 5 ans, Vincent a appris à faire des glaces avec une sorbetière. Pour ses 7 ans Julien a reçu une scie électrique. Les mères des copains de mes enfants ont parfois été un peu surprises de voir les enfants s’occuper avec de tels outils : aucun ne s’est jamais blessé ! Par contre, essayez donc de couper votre viande avec un couteau à beurre comme celui qu’on réserve souvent aux enfants : c’est très difficile, alors ou bien l’enfant se décourage et se sent en situation d’échec, ou bien il s’escrime à couper quand même et il peut alors se blesser !

Enseignant la gestion à des adolescents de 17 et 18 ans (1ère G et Terminale G3), j’ai fait le choix de travailler en priorité sur des logiciels professionnels : Word en traitement de textes et Lotus comme feuille de calculs
plutôt que sur des logiciels (dits pédagogiques) qui ne permettent aux élèves aucune maîtrise de l’outil informatique. Lorsque mes élèves se retrouvent dans le monde du travail, ils y retrouvent ces logiciels-là et pas ceux spécifiques à l’Éducation Nationale.

LOTUS : LA LANGUE N’EST PAS UN OBSTACLE

Au lycée, nous ne disposons de Lotus 1-2-3 qu’en anglais, ceci n’a jamais posé de problèmes à mes élèves.

PRÉVENTIONS

Certains collègues m’’avaient pourtant avertie : “on ne peut pas utiliser ce logiciel en classe ; l’anglais crée un barrage trop difficile à surmonter”. Nous enseignons pourtant à des jeunes habitués à manipuler plusieurs langues en parallèle : je vis en Andorre où la langue officielle est le catalan, mais la population immigrée est majoritaire : essentiellement espagnole et française, mais aussi portugaise, marocaine, anglaise, hindoue. J’enseigne dans un établissement français où la plus grande partie des cours se déroule en français, mais les jeux de la cour de récréation ont lieu en espagnol et éventuellement en catalan.

Des profs débutants en informatique m’ont eux même déclaré après un stage sur le logiciel “Lotus 1-2-3” : “c’est tellement difficile à cause de toutes ces fonctions en anglais”.

Je me suis demandé à partir de quel âge, on pouvait aborder un logiciel
professionnel dont les fonctions sont en anglais.

Avec la complicité d’un formateur en informatique travaillant dans tous les cycles, nous avons tenté le pari d’initier un groupe d’enfants de 8-9 ans (CM1-CM2) à l’utilisation de cet outil informatique dans sa version anglaise. La grande majorité de ces enfants n’avait jusqu’alors jamais approché un ordinateur, ni pratiqué la langue anglaise.

STRATÉGIE

Pendant 5 séances de 2 heures, j’ai eu la préoccupation de faire traiter aux enfants des thèmes où l’informatique permet de dépasser les limites de ce qu’ils peuvent faire habituellement par exemple, les 1ères opérations réalisées portaient sur des très grands nombres (multiplication de nombres de 5 ou 6 chiffres); les tables de multiplication vont de 0 à 150; le résultat des opérations peut être caché, et il est testé automatiquement. Il me semble qu’utiliser un ordinateur pour faire des calculs sur 2 chiffres ou une table de multiplication de O0 à 12 n’aurait pas présenté d’intérêt.

A tout moment, j’ai favorisé l’échange d’idées entre les enfants et la diffusion au groupe de leurs découvertes, même accidentelles. Par exemple, la fonction “incrémentation” qui permet d’écrire des nombres de 1 en 1, de O jusqu’au nombre choisi, a été trouvée accidentellement par Lluis-Alfons alors qu’il cherchait autre chose. Je lui ai demandé immédiatement d’écrire ce qu’il avait fait sur une affiche pour que les autres enfants puissent le refaire. Chaque
enfant s’est ainsi spécialisé dans la pratique d’une manipulation particulière qu’il a systématiquement communiquée à ceux qui l’oubliaient.

J’ai systématiquement préféré adresser un enfant en difficulté passagère à son copain “spécialiste” plutôt que de donner moi-même la réponse afin de stimuler son activité de recherche l’enfant est moins sûr de l’explication donnée par son égal que de la réponse de l’enseignant qu’il reçoit comme une vérité sans faille possible. En vérifiant la réponse de son ami, il apprend plus que la simple technique qui lui pose problème.

J’ai toujours valorisé les éléments de réussite de chacun, félicitant l’enfant à chaque phase de son apprentissage et m’abstenant de toute remarque négative devant ses difficultés.

RÉUSSITES

Le résultat est allé au-delà de nos espérances !
Non seulement, les enfants ont été capables de maîtriser quelques fonctions importantes de la feuille de calcul, mais ils se sont eux-mêmes fabriqué un programme permettant de tester leurs compétences en calcul mental.

Parmi les 10 élèves qui ont suivi ces séances certains sont reconnus comme de très bons éléments, d’autres sont en difficulté dans toutes les disciplines. Tous ont réussi à maîtriser les fonctions de LOTUS ; les “mauvais” élèves étant souvent plus performants que les têtes de la classe. Par exemple Raoul et Ali, qui sont par ailleurs en échec scolaire notoire, ont très vite mémorisé des fonctions de base, ce qui leur a permis de se sentir en situation de réussite. Contrairement à Béatrice, 1ère de la classe, ils n’hésitaient pas à réutiliser les solutions des autres et à tenter d’explorer les possibilités de la machine. Ils sont vite rentrés dans une spirale de réussite ; quand on commence à réussir, on n’a plus envie que ça s’arrête.
Pour aucun de ces élèves, à aucun moment la langue n’a fait problème.

LES PROFS AUSSI

Le bruit court dans mon établissement que si les enfants peuvent très bien réussir en informatique, par contre les profs sont souvent particulièrement réfractaires à tout apprentissage dans ce domaine.

J’ai animé récemment un stage d’initiation au traitement de textes WORD (en français). Le groupe de stagiaires était composé soit d’authentiques débutants, cherchant les lettres une par une sur le clavier, soit de collègues ayant subi plusieurs stages sur ce logiciel, dont ils étaient sortis convaincus qu’utiliser un ordinateur était au-dessus de leurs forces.

DONNER DU SENS

J’ai proposé aux stagiaires de travailler sur un texte à eux, auquel ils donnaient du sens et qu’ils avaient envie d’avoir sur disquette ou qu’ils voulaient imprimer. Je leur ai donné un texte de 5 pages expliquant le fonctionnement de quelques fonctions de word. Quelques courts moments ont été consacrés à l’expression de leurs appréhensions devant la machine. En 2 jours et demi, ils tous appris les fonctions de base de : créer un texte, le corriger, le sauvegarder, et même des fonctions plus avancées comme la création et l’utilisation d’une feuille de style. J’ai beau savoir que mettre les gens en situation de recherche donne d’excellents résultats, je suis émerveillée de voir comment chacun se libère seul de ses blocages à condition qu’on l’encourage à chercher !

OBSTACLES DE LA LANGUE ?

En observant mes stagiaires aux prises avec leurs difficultés, j’ai réalisé que le français ne favorisait pas vraiment l’apprentissage : par exemple, “Lit-écrit” est souvent interprété par un débutant comme la fonction “imprime”, alors qu’elle signifie mettre ou chercher en mémoire. En anglais, on trouve le mot “Transfer” pour cette fonction. Pour imprimer, c’est “Sortie” en français et “Print” en anglais, les tabulations dépendent de la fonction “Marques” en français et “Tabulation” en anglais !

EXERCICES

Dans l’apprentissage d’un logiciel, c’est faire faire des exercices qui n’ont aucun sens pour celui qui apprend qui crée des blocages ; c’est le mettre en situation de dépendance par rapport au maître. Chacun doit explorer les fonctions d’un logiciel qu’il soit en anglais en français, ou autre, et donc être en situation de recherche.

Le logiciel peut être en anglais mais ce qui est a priori un obstacle devient un atout dès que l’apprenant commence à attribuer un sens à chaque mot, à chaque fonction.

L’APPRENTISSAGE DES LANGUES: SITUATIONS VRAIES / SITUATIONS FAUSSES

DEVENIR BILINGUE

Nos enfants qui vivent en Andorre détestent les cours de catalan, alors que les enseignants de cette discipline ne sont pas pires que les autres. En revanche, ils apprennent le catalan au conservatoire pendant les cours de musique faits en catalan, au dessin, et bien sûr pendant les séances de ski-club ou avec des copains andorrans. Tous les jeunes Français qui s’expriment en catalan assurent qu’ils ont appris la langue partout mais pas en cours. Ÿ a-t-il quelque chose qui cloche dans l’enseignement des langues ?

Là encore, apprendre le catalan pour véhiculer une vraie communication dans des situations où il faut vraiment s’exprimer, ça vaut le coup pour un enfant ; tandis que faire des exercices de plus dans une matière supplémentaire n’est pas convaincant pour les enfants dont l’emploi du temps scolaire est déjà chargé ; ces cours sont vécus comme des contraintes supplémentaires.

D’ailleurs, dans les classes expérimentales “bilingues”, où des élèves français, sont initiés, dès la 6ème, à une langue vivante étrangère de façon importante, la situation est totalement comparable. Cette langue vivante nouvelle ne s’apprend pas seulement pendant les cours de langue, mais aussi (ou surtout ?) pendant les heures de dessin, de sports, d’histoire et géographie, en principe en présence de l’assistant de langue.

LES ÉLÈVES BILINGUES ET L’ÉCOLE ; UN PROBLÈME DE POUVOIR LÀ AUSSI ?

Même lorsque les enseignants devraient reconnaître les points forts des élèves, dans une situation scolaire, ils continuent à évaluer très négativement leurs performances. À des élèves qui parlent couramment l’espagnol, les profs qui ont souvent un accent moins performant ou des tournures de phrases moins répandues ont essentiellement (et très honnêtement) la préoccupation de montrer aux élèves tout ce qu’ils ne savent pas ; à la limite, ces enseignants perdent en crédibilité : dans une certaine mesure un adolescent de langue espagnole ne peut pas croire qu’il ne sait pas parler cette langue ; il rejette alors le prof et son enseignement.

En Andorre les élèves sont pour la plupart trilingues (catalan, espagnol, français). Nombre d’entre eux choisissent l’espagnol à l’oral de langue au bac : ils obtiennent systématiquement entre 15 et 20. Pourtant leurs dossiers scolaires révèlent des “très moyen en expression orale. dans leur langue maternelle. Sans doute n’ont-ils pas pris suffisamment au sérieux les exercices
susceptibles de combler leurs vastes lacunes.

John et Toby ont eu 7 de moyenne en anglais pendant toute l’année : on voulait les convaincre qu’ils ne connaissaient rien en littérature américaine et qu’ils ne réussiraient pas à l’examen. Sans doute ne faisaient-ils pas les exercices avec suffisamment de conviction. Ces deux élèves ont préparé leur épreuve de bac avec l’aide de l’assistante anglaise. Ils ont obtenu respectivement 20 et 19 à cette épreuve.

ALORS, TOUT ÇA, DES PROBLÈMES DE POUVOIR ?

Les élèves apprennent des langues pour se donner le pouvoir de communiquer pour de bon, de faire des choses vitales pour eux à des moments donnés : comprendre le solfège, dessiner… s’intégrer à un groupe de skieurs.
A l’opposé, consciemment ou inconsciemment, les profs ne cherchent-ils pas à préserver un pouvoir par rapport à des élèves qui ne s’inscrivent pas dans la norme préétablie ?