La pince à linge est-elle une pince ?


«Il ne sortait pas de cette idée sombre, que la vraie violence, c’est celle du cela-va-de-soi: ce qui est évident est violent, même si cette évidence est représentée doucement… 1»

 

 

En lisant des articles2  que Jacqueline Bonnard a écrits sur la pince à linge, je me suis posé des questions sur les rapports entre la langue et les objets, ainsi que les problèmes que ces rapports posent aux biologistes. Puisque ça s’appelle pince à linge, ce serait une pince. D’autres appellent ça une épingle à linge, quelle méprise ! Mais ne faudrait-il pas y regarder de plus près ? Un œil-de-bœuf n’est pas un œil, les poules mouillées ne sont pas de poules, l’assiette d’un bateau ne se range pas dans un placard. De très nombreuses expressions, de nombreux mots — en particulier en biologie — ne doivent pas être pris au pied de la lettre (qui n’a pas de pied d’ailleurs).

Passage par les langues

Pour débusquer ces faux-amis, il est souvent utile de passer par les langues étrangères : en russe, pince à linge se dit прищепка (prishchepka) le mot est assez spécifique et n’est utilisé dans un autre sens que pour pince-nez. En anglais, pince à linge se dit clothespeg, ou peg tout court qui signifie aussi cheville, tenon, piquet. Trace des anciennes épingles à linge comme celle-ci :

En allemand, pince à linge se dit Wäscheklammer. Klammmer signifie par ailleurs agrafe, trombone, épingle à cheveux ; et aussi parenthèse ou accolade. Parmi ces quatre langues, ce n’est donc qu’en français que l’objet pince à linge est référencé à une pince.

Si on fait l’opération inverse, on constate qu’en français pince est utilisé dans les mots pince à glace, pince à riveter, pince à sucre, pince monseigneur, pince à feu, pince de crabe, pince-étau, pince multiprise, pince coupante, pince à circlips, pince à épiler, pince à décoffrer, pince à gâteau, pince à envie…

Le mot pince en anglais est le plus communément pliers. Remarquons d’abord que c’est un pluriel. Par contre les pinces animales sont parfois des pincers, mot qui signifie aussi tenailles. Chez le crabe, on emploie souvent le mot claw qui signifie aussi griffes (Ravenclaw [griffe de corbeau], en français Serdaigle est une des quatre maisons de Poudlard.) Les pinces coupantes sont des nippers. Et les pinces à épiler des tweezers.

En allemand une pince est eine Zange, qui signifie aussi bien tenailles. Une pince à épiler est une Pinzette, qui signifie aussi pincette.

Dans les dictionnaires, le mot pince est décliné en plusieurs paragraphes différents selon le champ disciplinaire où on l’emploie :

En technologique

Instrument formé de deux branches qu’on rapproche l’une de l’autre pour saisir ou que l’on serre l’une contre l’autre pour maintenir quelque chose en place (Larousse)
Outil ou instrument comportant deux mâchoires au bout de branches croisées ou liées à l’autre extrémité (dicocitation)
Outil à deux branches qui sert à prendre ou à tenir quelque chose. (internaute)

On constate donc que de nombreux outils ou ustensiles ont la même propriété quoiqu’ils ne s’appellent pas pince : forceps, casse-noix, tenailles, etc. Par )ailleurs, de nombreux outils, dont certains s’appellent pince ne servent pas à serrer, mais à couper (pince coupante)

En revanche, les pinces monseigneur (alias pied-de-biche, alias pince à décoffrer) ne sont pas de pinces, au sens défini plus haut ; dans certains dictionnaires ils font l’objet d’une définition séparée :


Le schéma d’une pince est donc celui-ci représenté sur les deux images de gauche :

Sur l’image de droite, on voit que les deux branches ne se croisent pas ; quand on serre d’un côté, ça s’écarte de l’autre. C’est le mode de fonctionnement de la pince à circlips et du speculum médical. D’un point de vue linguistique comme d’un point de vue technologique, on peut donc douter que la pince à linge soit une pince.

    

Pince à circlips extérieur                             Spéculum nasal

Enfin, d’un point de vue fonctionnel, les définitions ci-dessus sous-entendent qu’une une pince serre quand l’acteur, c’est-à-dire sa main est en action. Or la pince à linge serre quand on n’est pas là. Ce qui est aussi le cas du serre-joint (certains fonctionnent comme une pince à linge), des « pinces-à-vélo », des pinces Aclé et des pinces-étaux. Il semble donc logique d’un point de vue fonctionnel d’assimiler la pince à linge aux épingles, aux trombones et aux agrafes qui ont la même fonction.

En utilisant les concepts biologiques de structure et de fonction, je dirais que l’anatomie d’une pince à linge est celle d’une pince inversée (puisqu’elle écarte) et que sa fonction est celle d’un trombone-agrafe-épingle ; y a-t-il un mot pour cela ?

Je pense – à la lumière des autres langues, et de la biologie – qu’il y a deux fonctions à ne pas confondre : une qui est souvent nommée pincer, qui vise à déformer casses, couper ; j’ai pincé les tomates. Une autre qui est de maintenir deux objets solidaires ; ça s’appelle presse, valet d’établi, étau, pince-étau, serre-joint, clips, clamp, agrafe (au moins celles qui ne font pas de trous en chirurgie), trombones, parfois crampons, barrette à cheveux, et éventuellement collier de serrage (comme les outil d’encadrer ou celui qui sert à démonter un filtre à huile). Beaucoup sont des “clips” en anglais ; ça désigne par exemple les “pinces Aclé” qui servent à tromboner une grosse liasse. Tous ces objets jouent leur rôle en l’absence de l’humain. Je range la pince-à-linge dans cette catégorie.

Des ailes ou des nageoires ?

Car en biologie beaucoup de malentendus proviennent des mots qui peuvent signifier deux choses contradictoires : le mot aile par exemple. Les albatros ont des ailes. Les mouches ont des ailes. Comment nommer les membres supérieurs des Manchots empereurs.

Le Manchot empereur a un corps élancé afin de limiter les forces de frottement lorsqu’il nage, et des ailes semblables à des nageoires plates et rigides3 (…) Ses ailes raides et aplaties et son corps profilé sont particulièrement adaptés à l’habitat marin. (…) ses ailes lui servent de nageoires et ses pattes de gouvernail.

Pourquoi les manchots ont-ils perdu leurs ailes ?4

D’un point de vue morphologique, les manchots ont des ailes (atrophiées et rigides).
D’un point de vue fonctionnel, ce sont des nageoires.
Le terme utilisé dépend des ouvrages; on trouve tout: aile, nageoire et aileron5.

L’important est de bien faire la distinction entre les mots qui désignent l’anatomie ou la morphologie, et ceux qui désignent la fonction. Ainsi, anatomiquement, les ailes des Albatros et les nageoires des Manchots sont homologues. Fonctionnellement, c’est très différent. Les ailes des mouches et des oiseaux ont une fonction analogue, voler, mais anatomiquement, elles n’ont rien à voir.

Ça peut être très trompeur. Ainsi, le mot sucre désigne une propriété chimique : les hexoses (il existe aussi des pentoses, …) sont composés de carbone, oxygène hydrogène, comportent plusieurs fonctions alcool et soit un groupe aldéhyde (aldoses) soit un groupe cétone (cétoses) (dans ce groupe, le glucose, le fructose, le galactose,…) ; les sucres simples ce sont donc des aldéhydes ou des cétones polyhydroxylées, Ces molécules peuvent se lier par deux ; on obtient ainsi le maltose, le saccharose, le lactose qui sont aussi des sucres. Parfois on emploie ce mot (dans sucres lents) pour désigner des molécules formées d’une longue chaîne d’hexoses — par exemple l’amidon.

Cette définition structurelle n’est pas directement reliée au goût sucré : le lactose est environ 6 fois moins sucré que le glucose et le L-glucose (symétrique en miroir du glucose ordinaire) n’a aucun goût sucré, pas plus que l’amidon. En revanche l’aspartame ou l’extrait de stévia sont sucrés bien que ne contenant aucun sucre. Ainsi sucre et sucré ne se recouvrent pas du tout.

Je pense que définir une pince comme un outil qui pince est une erreur du même type.

Et la pince de crabe, est-ce une griffe (claw) ?

Daansl es dictionnaires, il y a toujours une entrée distincte pour les “pinces des crustacés”.


Le dessin est fort joli, mais ne permet en rien de comprendre comment ça fonctionne : le mécanisme est caché à l’intérieur. La figure suivante détaille le mécanisme, accessible par la dissection. Le point P ou fulcrum est un pivot ; Les deux bras de levier L1 et L2 sont inégaux de telle sorte que F2 est inférieur à F1. Il y a un pivot, deux pièces mobiles l’une par rapport à l’autre ; donc anatomiquement c’est une pince.

Toutefois, ce schéma, ne montre pas tous les muscles. Sur celui-ci (pince d’écrevisse, mais c’est la même chose), on voit qu’il existe des muscles pour ouvrir la pince, d’autres pour la refermer… L’anatomie de cette “pince” biologique est donc différente d’une pince = outil technique : un muscle sert à fermer, un autre à ouvrir et le rapport des leviers est différent dans les deux cas.

Et du point de vue fonctionnel : que fait le crabe avec sa pince ? Chez certaines espèces, il y a un très fort dimorphisme entre les pinces droites et gauches de mâles. Ainsi les crabes mâles Uca et Tubuca ont de jolies grosses pinces.

        

Tubuca arcuata (Malaisie)                                            Uca stylifera (Panama)

Différentes études montrent que cette grosse pince ne confère aucun avantage aux mâles quant à la nutrition.

Cette grosse pince a deux fonctions : elle sert aux mâles à se combattre entre eux. Ceux qui ont les plus grosses pinces gagnent le plus souvent de telle sorte que ces combats ritualisés n’ont le plus souvent pas lieu si le combat apparaît inégal avant de commencer.

Chez la plupart des espèces, il y a autant de droitiers que de gauchers. Chez quelques unes, la proportion des droitiers versus gaucher peut être très différente. Plusieurs biologistes se sont intéressé à l’effet de cette latéralisation sur l’issue des combats (comme on peut s’intéresser à cette question pour les escrimeurs ou les joueurs de tennis gauchers). Selon les espèces, le combat peut se faire en utilisant la fonction “pince”, on cherche à écraser une partie du corps de l’autre, en utilisant la fonction “griffe” perforante (il reste des trous qui témoignent des combats passés).

Cette pince sert aussi à séduire les femelles. J’en saurai plus lors d’une prochaine réincarnation peut-être. La couleur semble jouer un rôle. Le volume aussi ; les femelles sont plus attirées par les mâles à grosse pince. On a donc surtout affaire à une pince d’apparat. Les hommes sont-ils plus attirés par les femmes aux fesses rebondies ? De plus cette grosse pince est associée à des comportements ritualisés qui intéressent les éthologues.

 

 

La féroce bataille autour du mot gène :

Quatrième de couverture :

L’hérédité est, plus que jamais, avancée comme explication dernière, non seulement en biologie, mais aussi en psychologie, voire en sociologie. D’où une prolifération désordonnée de gènes ; gène de ceci, gène de cela, de tout et de n’importe quoi. (…) Pourtant, cette notion – tout comme celle, connexe, d’hérédité – est l’une des plus mal définies de la biologie contemporaine, et la prolifération actuelle des discours généticiens tente vainement de masquer ce vide (…)

Recension de ce livre par Antoine Danchin, généticien dans La Recherche n° 324

Sous le prétexte que la notion de gène et celle d’hérédité ne se présentent pas d’une manière simple à comprendre et univoque, André Pichot en propose une histoire qui tient plutôt du réquisitoire et où le jugement de valeur sans fondement tient lieu d’examen rigoureux des faits. En premier lieu, l’auteur n’a pas compris que l’hérédité s’exprime selon deux modes évidemment mêlés : l’hérédité génétique, qui procède des gènes et de leur transmission, et l’hérédité épigénétique, qui procède de la transmission des conditions d’expression des gènes. Mais Pichot est surtout resté imperméable au concept de programme sans lequel le jeu de l’hérédité est incompréhensible (…)

Dans le numéro suivant, Michel Laurent réplique :

Pichot montre pourtant, de manière convaincante, en quoi l’association de la notion d’évolution à la métaphore de « programme génétique » a conduit à une confusion fâcheuse entre mémoire et histoire. Un ordinateur a une mémoire, mais pas d’histoire. Cette confusion me semble être une conséquence de la dérive moléculariste de la biologie voulant nécessairement associer un support moléculaire unique, la molécule d’ADN, à toute fonction physiologique6.

Bref, les controverses biologiques sont des aussi et beaucoup des querelles de mots.

Mais quand on est prof de biologie, que doit-on dire ?

Dans le numéro 348 de La Recherche, Nicolas Chevassus-au-Louis a interviewé 18 chercheurs reconnus parleurs pairs, en leur demandant ce que c’est qu’un gène7. Même pour un néophyte, les discours des uns et des autres utilisent ce mot dans un sens différent. Jacques Fontanille a fait une analyse sémiotique de ces différents discours8. Il distingue d’abord deux conceptions du gène : le gène comme séquence moléculaire matérielle ; le gène comme unité d’information. Suivant leur spécialité — génétique, biochimie, statistiques, écologie, biologie des populations, évolution et paléontologie, épigénétique — on privilégie un itinéraire différent : passer du génotype au phénotype, passer du double brin d’ADN à la protéine, ou tenter une approche de l’itinéraire inverse.

Bref, on voir ici encore qu’il y a une langue du matériel, statique. Et une langue de la transformation, de la fonction.

Salade de fruit

Cela pourrait sembler une querelle très marginale entre des spécialistes pinailleurs. Or cette distinction — langue de la structure, langue de la fonction —, on en trouve des exemples dans la vie de tout les jours, et les apprentissages scolaires.

Dans la langue ordinaire, la langue de l’action et de la vie quotidienne, on prépare une salade de fruits avec des pommes, des poires, des pêches, des ananas, des oranges, des bananes, des fraises (important les fraises ! Ça colore en rouge) et si on est audacieux, un peu de melon. Ce sont des fruits, c’est bien connu. Seuls les gros ballots y ajouteraient des fruits de mer !

À l’école, on apprend ce que c’est qu’un fruit : le fruit est l’organe végétal contenant une ou plusieurs graines. Caractéristique des Angiospermes, il succède à la fleur par transformation du pistil. La paroi de l’ovaire forme le péricarpe du fruit.

Si j’aurais su que ma pêche, c’était du péricarpe, j’en eusse point mangé, tiens ! En plus, c’est une drupe, je vous demande un peu…

Mais alors, les olives, les tomates, les haricots verts, les avocats, les concombres, les poivrons sont des fruits ! Pourtant,une salade de légumes, personne n’appellerait ça une salade de fruit.

Et botaniquement les ananas et les fraises ne sont pas de fruits.

En plus, bichounette, tu sais ce que les biologistes rigoureux appellent un animal frugivore ? Un frugivore est un animal qui se nourrit de fruits mûrs. Au sens de la cuisine…

J’en perd mon latin. Laissons les fruits et légumes et mangeons de la viande.

Viande : Aliment tiré des muscles des animaux, principalement des mammifères et des oiseaux.

Ça c’est clair, on confondra pas avec le poisson, qui est de la viande de poisson. De la chair, je veux dire, de la chair de poisson. La chair d’escargot, de calmar ou d’huître, on appelle ça comment ? Alors la viande de serpent ou de tortue ou de crocodile, c’est pas de la viande ? Et la viande de requin ou de thon, ça ne ressemble pas du tout à la viande de truite…

Bon cessons de chipoter : les poissons sont mangés par les piscivores, qu’on appelle aussi ictyophage ; du grec ancien ἰχθύς, ikhthús (« poisson ») et de φάγος, phágos (« mangeur »). De même σάρξ (« chair ») permet le mot sarcophage, qui signifie mangeur de chair comme ici :

La destruction des cadavres, malgré l’apparence, n’est pas exclusivement due aux larves sarcophages9

Je croyais que les mangeurs de viande étaient des carnivores, tout comme les mangeurs d’insectes sont des insectivores.

Les carnivores sont des êtres vivants dont le régime alimentaire est principalement basé sur la consommation de chairs ou de tissus d’animaux vivants ou morts. Certains sont insectivores, d’autres piscivores, d’autres encore charognards,(…)

Les Carnivores sont un ordre de mammifères placentaires. Une des synapomorphies qui caractérisent les Carnivores est la présence d’une (dent) carnassière. Les canines sont transformées en crocs. Ils comprennent les Pinnipèdes, les Canidés, les Ursidés, les Félidés et les Mustélidés.

Si j’ai bien compris, les Carnivores ne sont pas tous carnivores ; le Panda est un Carnivore herbivore, le Binturong un carnivore frugivore, les Orques sont des carnivores pas Carnivores. Et les Otaries de Carnivores piscivores.

— Poil de cul ?
— Non, une simple affaire de majuscule.
— De capitale, tu veux dire ?
— Non, non. Il ne faut pas confondre : la phrase : « TOUS LES CARNIVORES NE SONT PAS DES CARNIVORES » est écrite en capitales. Selon l’interprétation, seules la première et la huitième lettres sont majuscules, comme tu ne peux pas le remarquer ; ou bien la première et la trentième lettre. On s’en rend mieux compte si on écrit cette phrase avec des capitales et des petites capitales : « Tous les carnivores ne sont pas des Carnivores. » ou « Tous les Carnivores ne sont pas des carnivores. » La capitale désigne une lettre en haut de la casse. B est une lettre capitale. La majuscule est un caractère placé en début d’un mot, selon des règles. La majuscule est de l’orthographe, la capitale de la typographie. La majuscule est une fonction, la capitale est une forme de lettre. Revenons à nos animaux voraces.

Et les Insectivores ne sont pas tous insectivores. Les insectivores mangent des insectes ou des araignées et des mille-pattes qui ne sont pas du tout des insectes. Les chauves-souris sont des insectivores pas Insectivores. Les taupes des Insectivores. Elles se nourrissent principalement de vers de terre qui ne sont pas des insectes.

Tous Polyglottes !

Tout ce qui précède tend à prouver que dans la langue, je veux dire dans la langue française, mais bien entendu, ça vaut pour d’autres langues, il y a coexistence subreptice d’au moins deux langues :

une langue de la structure, qui permet de comparer les structures, de les classer ; et une langue de l’action qui dit comment les choses fonctionnent avec nous et entre elles. Je me méfie de ne pas tomber dans le grand Partage dichotomique et dualiste10. Du grand Partage, il découle que nous, « les modernes » qui connaissons vraiment le monde, nous ne sommes pas des « non-modernes » définis par le fait qu’ils continuent de projeter leurs croyances naïves sur une nature qu’ils demeurent incapables d’objectiver.

Aucune supériorité de ces deux langues sur l’autre. Plutôt une attention à ce que les mêmes mots disent dans l’une et l’autre de ces langues :

Mon frère est responsable de la production de l’usine.
Lors de l’incendie la production de toute l’année a brûlé.

L’agitateur est un verre pyrex.
La police a arrêté trois agitateurs.

En breton, on ne peut pas renvoyer dos à dos les optimistes et les pessimistes. Le breton, ici plus fonctionnel que descriptif distingue un verre à moitié rempli (à partir d’un verre vide) et un verre à moitié vidé (à partir d’un verre plein).

En russe, il y a deux façon de dire « Cette nuit j’ai lu un livre ». Vous pouvez dire « J’ai lu (un peu) d’un livre » comme on aurait peut-être grignoté ou pas ; vous pouvez dire « J’ai entièrement lu un livre » Peut-être qu’en français il faudrait dire dévoré si le livre est gros.

Le 7 janvier 1977, Roland Barthes dans sa leçon inaugurale au Collège de France, faisait scandale en affirmant :

La langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire.

Si on lit les phrases qui accompagnent cette affirmation, on trouve :

Dans notre langue française (ce sont là des exemples grossiers), je suis astreint à me poser d’abord en sujet, avant d’énoncer l’action qui ne sera plus dès lors que mon attribut : ce que je fais n’est que la conséquence et la consécution de ce que je suis ; de la même manière, je suis obligé de toujours choisir entre le masculin et le féminin, le neutre ou le complexe me sont interdits ; de même encore, je suis obligé de marquer mon rapport à l’autre en recourant soit au tu, soit au vous : le suspend affectif ou social m’est refusé. Ainsi, par sa structure même, la langue implique une relation fatale d’aliénation. Parler, et à plus forte raison discourir, ce n’est pas communiquer, comme on le répète trop souvent, c’est assujettir : toute la langue est une rection généralisée.

Ce qui est notable, c’est que l’asservissement qu’il décrit est celui du monolinguisme. Passer par une autre langue comme je l’ai fait au début et la fin de cet article, c’est s’autoriser à échapper à l’obligation de dire. Prendre conscience qu’on peut être polyglotte dans sa propre langue c’est se donner du pouvoir pour échapper à la fatalité. La France, fille aînée de la religion monolingue a assassiné ses langues régionales qui permettaient de se faufiler un peu hors du fascisme de la langue. Nous avons encore le pouvoir de nous apercevoir que tout en ne parlant qu’une seule langue, on n’en parle jamais vraiment qu’une seule, mais plusieurs.

Ou  bien cet extrait du Monolinguisme de l’autre de Derrida (p 117) :

Résumons. Le monolingue dont je parle, il parle une langue dont il est privé. Ce n’est pas la sienne, le français. Parce qu’il est donc privé de toute langue, et qu’il n’a plus d’autre recours — ni l’arabe, ni le berbère, ni l’hébreu, ni aucune des langues qu’auraient parlées des ancêtres —, parce ce monolingue est en quelque sorte aphasique (peut-être écrit-il parce qu’il est aphasique), il est jeté dans la traduction absolue, une traduction sans pôle de référence, sans langue originaire, sans langue de départ. Il n’y a pour lui que des langues d’arrivée, si tu veux, mais des langues qui, singulière aventure, n’arrivent pas à s’arriver, dès lors qu’elles ne savent plus d’où elles partent, à partir de quoi elles parlent, et quel est le sens de leur trajet. Des langues sans itinéraire, et surtout sans autoroute de je ne sais quelle information. Comme s’il n’y avait que des arrivées, donc des événements, sans arrivée.

« Die Grenzen meiner Sprache bedeuten die Grenzen meiner Welt11. » qui peut se traduire par « Les limites de ma langue (ou mon langage) signifient les limites de mon propre monde »


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1  Roland Barthes par Roland Barthes, in R. BARTHES, Œuvres complètes, tome III:1974-1980, Éd. établie et présentée par É. Marty, Paris:Seuil, 1995, p. 159.

9 Claude Wyss & Daniel Cherix, Traité d’entomologie forensique: les insectes sur la scène de crime.

10 Le « Grand Partage » constitue un thème anthropologique récurrent et fondamental. Il désigne une ligne de séparation entre « Eux » et « Nous » (sociétés dites « primitives » / sociétés dites « civilisées »), entre logique et pré-logique, mais aussi entre Nature et Culture, ou encore entre humains et non-humains. Voir Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, La Découverte, 1991, et Médecins et sorciers ; Tobie Nathan, Isabelle Stengers

11 Ludwig Wittgenstein – Satz 5.6 in Tractatus logico-philosophicus