“La vraie traduction est transparente, elle ne cache pas l’original, elle ne se met pas devant sa lumière” (Walter Benjamin)
Perpignan, 10 novembre 2018. À l’occasion de la venue à Perpignan de Mohamed Bouazzi, de Meknès (Maroc), co-président des Labos de Babel Monde, les Labos de Babel et le GFEN 66 ont animé une demi-journée de rencontre sur une approche politique des questions de traduction. Un vrai travail de laboratoire : une première mise en situation pour mettre en route un questionnement collectif riche et complexe sur les enjeux sociaux à prendre en compte quand on interroge le métier de traducteur ; puis une conférence auto-socio-construite sur la question qui nous a réunis : Le traducteur/interprète dans l’espace public : pour aider, ou pour empêcher le partage des langues ?
Mohamed Bouazzi est sémioticien et sociologue, enseignant, et traducteur. Il intervient en tant que traducteur dans les Forums Sociaux, avec l’association Babels, association militante dont l’objectif est de promouvoir le droit pour chacun d’être entendu et compris dans la langue de son choix, en particulier dans les langues dites “indigènes”, minorées, opprimées, et celles des pays du Sud. (télécharger ici la charte Babelscharter_en.pdf (740 téléchargements ) de Babels). Nous nous sommes rencontrés en 2010 au Forum Social Européen d’Istanbul, où le Labo de Babel du GFEN animait un atelier en contexte mutilingue, intitulé “Tous experts !”. Après la création en 2011 de l’association internationale des Labos, nous avons proposé ensemble à Meknès un atelier polyglotte et une conférence …
Loi morale, loi légale, et éthique interculturelle : atelier d’une heure
La première situation est une série de dessins à décrire. Elle est régulièrement utilisée au Maroc par Mohamed Bouazzi pour des formations citoyennes qu’il donne à des publics étudiants dans un cadre associatif. Conçu à partir d’un contexte marocain, le dessin a été légèrement modifié pour une utilisation en Europe. Chaque groupe a reçu un ensemble de cinq dessins assortis chacun d’une bulle de dialogue, l’ensemble constituant une petite histoire que nous étions invités à décrire et commenter. Les uns ont tenté de se mettre d’accord sur un ordre à donner à la série des dessins et des répliques qu’ils comportent, les autres , ayant cru devoir respecter l’ordre dans lequel les dessins étaient distribués, ont tenté d’en justifier le déroulement. Chaque personne a ensuite été invitée à écrire l’histoire à sa manière propre.
télécharger ici la série de dessins La Queue.pdf (548 téléchargements )
Socialisation : chacun lit à tour de rôle sa production. L’animateur note au tableau les idées et les concepts qu’il entend dans les récits, en faisant apparaître deux tendances de comportement : l’une qu’il nomme Les Instructions (vision fondée sur la rationalité instrumentale et l’attachement au juridique stricto sensu) , l’autre qu’il nomme Enseignements (vision éthique fondée sur la prise en considération des souffrances des autres). Un débat collectif est déclenché autour de ce qui apparaît alors comme un dilemme des situations vécues au sein de l’espace public, et qui sera rapproché d’un autre dilemme, celui du traducteur. Le premier dilemme est celui du rapport à la loi, entre strict respect de la loi ou de la règle et prise en considération des personnes et de leurs situations. Le second est celui du rapport du traducteur au sens, entre fidélité au mot-à-mot et à une stricte équivalence grammaticale et prise en considération du contexte et de la culture (la langue comme système culturel). Avec une question incontournable : qui profite de la rigidité de la loi ? En démocratie les lois sont censées protéger les individus et la collectivité. Elles sont pourtant la cristallisation d’un état de la société, d’un rapport de forces. Trop de rationnel ne tue-t-il pas le raisonnable ? Quelles passerelles ? Aucune loi, fût-elle linguistique, n’a d’existence sans les interprétations qui en sont faites en fonction des situations et des contextes.
En matière de langues et de traduction, le dilemme confine à des constats d’impossibilité.
Interculturalité, traduction, relation à la langue étrangère
La deuxième partie de la matinée commence par un temps d’écriture individuelle sur la question de la conférence : Le traducteur/interprète dans l’espace public : pour aider au partage des langues, ou pour l’empêcher ? Comme nous étions peu nombreux, nous avons jugé possible d’entendre tous les points de vue. A posteriori il est apparu que nous aurions aussi bien fait de passer par un temps d’élaboration de paroles en petits groupes. Quel que soit le nombre de participants, il reste important de cadrer la parole de chacun (on aurait pu donner une contrainte de durée, par exemple) et/ou de confier au petit groupe ce qu’il sait faire, à savoir construire un raisonnement et une argumentation à partir des réflexions libres de la première écriture. Le grand groupe est fait pour accueillir et traiter des arguments, ce qui est rendu difficile quand d’abord chacun n’a pu, individuellement, que lister un ensemble important de remarques, dont l’énoncé grève lourdement le temps consacré au débat.
Bref résumé des questions soulevées par les différents débatteurs :
- La fonction de traducteur est bien souvent réduite, dans les esprits, à une fonction technique. Il est celui qui sait, quand les autres sont supposés ne pas savoir. L’espace public est généralement vu comme monolingue, et idéalement monolingue, y compris dans des enceintes internationales, y compris respectueuses des aspirations des personnes et des peuples à leur émancipation. Additionner les monolinguismes en accumulant trois ou quatre traductions ne rend pas justice à la diversité culturelle et intellectuelle d’une assemblée mondiale. L’association Babels mène ce conflit au sein du Forum Social Mondial : ses militants traducteurs sont peu reconnus pour leur bataille et leur recherche sur la place des langues dans les processus d’oppression et de l’émancipation, trop souvent assimilés à des fournisseurs de services bénévoles. Leur tâche est épuisante, quasi-impossible eu égard aux enjeux qu’ils portent et aux conditions dans lesquelles les habitudes sociales les contraignent à la pratiquer. La contradiction n’est pas mince, quand les moyens financiers sont affectés non à la recherche de solutions humaines mais à des solutions technologiques qui renforcent l’exclusion mutuelle des groupes linguistiques différents. http://www.babels.org/spip.php?article565 http://www.babels.org/spip.php?article568
- Comment traduire modifie le traducteur : la traduction l’oblige à aiguiser sa perception conceptuelle des détails. Comment la traduction dépayse le lecteur. Pourquoi accepte-t-on de lire de la littérature étrangère sans comparer le texte traduit avec l’original ? On passe quoi quand on passe la traduction sans la langue originale ?
- Pourquoi et comment accepter de ne pas tout comprendre, quand c’est la condition pour “faire avec” celui qui parle une autre langue, pour l’entendre et le voir dans sa langue, c’est-à-dire avec son corps, ses manières culturelles de le faire, son émotion, son engagement dans sa parole ? Il faut aimer le mystère de l’autre pour vraiment le rencontrer.
- Sachant que “Le malentendu est la règle, la compréhension, un cas particulier du quiproquo” (Carse, Jeux finis et infinis), comment peut-on arriver à travailler ensemble en sachant qu’il y a quiproquo permanent ? Quels dispositifs de travail et de prise de parole ? Quelle place pour le traducteur dans le dispositif ?
Conclusion de la journée :
Traducteur-Interprète : une fonction sociale, une culture, à réinventer, comme celles de l’enseignant, comme celles de l’artiste. Un nouveau chantier pour l’Éducation Nouvelle, et pour les Labos de Babel !
Rendez-vous est pris l’année prochaine, le 9 novembre 2019, à Perpignan, pour le poursuivre. Avec des traducteurs, des enseignants, des artistes … N’hésitez pas à vous inviter, à inviter. Toute une expérience à capitaliser et opérationnaliser !